Circular Flow – De l’économie des inégalités, Gegenwart Kunstmuseum Basel

Ulrike Grossarth; 16 moving things; Dresden, 2005

Jusqu’au 19 juillet 2020, au Kunstmuseum Basel | Gegenwart
Circular Flow – de l’économie des inégalités

Commissaire : Søren Grammel avec Stefanie Thierstein, Philipp Selzer
et Eva Falge
Cette exposition vue avant le Covid-19 est non sans relation avec celle de la Kunsthalle de Mulhouse, « Algotaylorism«  qui s’attache à la question du taylorisme algorithmique qui est cette division du travail poussée à l’extrême 

                  Lisa Rave Film Still

Changement climatique et pollution environnementale, guerres régionales et conflits relatifs à la répartition, chômage de masse, répartition inégale des richesses, nationalisme : face aux nombreux problèmes qui poussent des millions d’individus à migrer malgré eux, de plus en plus de gens s’interrogent sur les conséquences sociales, écologiques et politiques de ce processus complexe que l’on désigne communément sous le terme de
« mondialisation ».

L’exposition Circular Flow.
De l’économie des inégalités réunit au Kunstmuseum Basel | Gegenwart
15 approches artistiques qui explorent les principes de l’économie parallèlement à ces problématiques sociétales.
Des œuvres anciennes de la collection du Kunstmuseum permettent en outre d’établir des liens entre les périodes coloniales et postcoloniales
de la mondialisation. Ce projet ne met en cause ni l’idée ni la réalité d’un monde interconnecté à l’échelle politique, économique et culturelle, mais tend au contraire à renforcer les approches sociétales favorisant une mise en œuvre socialement juste et écologique du processus de mondialisation. La critique du système capitaliste qui a fait du monde une marchandise constitue le cœur du débat.

L’exemple des migrations

Un chapitre de l’exposition est consacré au lien entre les causes contraignant toujours plus d’individus à fuir leur pays et la dynamique impériale sans précédent qui a mené au déploiement de l’Europe aux XVe, XVIe et XVIIe siècles et qui marque le monde politique jusqu’à aujourd’hui. En raison de l’actualité brûlante de ce thème, l’exposition commence par l’image du camp, plus précisément du camp de réfugiés.

En haut/en bas, à l’intérieur/à l’extérieur, ouvrir/fermer – le système du camp cristallise, d’un point de vue pratique et métaphorique, les contradictions de la politique actuelle. Fin 2018, plus de 70 millions de personnes se trouvaient en situation de fuite de par le monde. Parmi celles-ci, seules 3,5 millions ont déposé une demande d’asile dans des pays membres de l’UE à partir de 2015. Pourtant, en mars 2016, l’accord UE-Turquie a été signé en raison de fortes pressions politiques.
Depuis, 20 000 personnes (donnée de septembre 2019) attendent dans des
« centres de premier accueil » sur les îles de Lesbos, Chios, Samos, Leros
et Kos conçus à l’origine pour accueillir 6 500 personnes.
Violences (sexuelles), criminalité, incendies et émeutes ponctuent le quotidien dans ces camps surpeuplés.

Durant un séjour de plusieurs années en Grèce, l’artiste irlandais Richard Mosse (*1980) a filmé le centre de « Moria » à Lesbos, visé par de nombreuses critiques, à l’aide d’une caméra de surveillance infrarouge utilisée par l’armée. Cette technologie est capable de rendre très nettement la chaleur corporelle que dégage un homme se trouvant à 30 kilomètres. Les personnes ainsi filmées ne sont pas perceptibles sous la forme d’individus, mais comme des figures abstraites produites par leur image thermique.

Les prises de vue de Mosse ont donné naissance à Grid (Moria) : un mur vidéo hightech constitué de 16 écrans plats de grand format montre la vie quotidienne dans le camp sous la forme d’un flot continu d’images panoramiques aux mouvements intermittents. Cette installation vidéo se présente comme une trame dans les deux sens du terme, autant architecturale qu’humaine, dans l’économie logistique de laquelle les personnes en fuite se retrouvent et – par analogie avec ladite technique filmique – sont réduites à des entités abstraites. Les images montrent des gens dans des files d’attente ou transportant des biens de première nécessité de manière improvisée, mais aussi des tentes, des fils à linge bricolés et des clôtures de fils barbelés. À travers le dispositif de présentation de l’œuvre, l’artiste joue avec le rapport entre la perspective de l’observateur et celle du surveillant et pose, par là-même, la question de la responsabilité commune de ceux qui vivent dans la réalité à l’extérieur d’un camp.

L’exemple des ressources
D’autres artistes s’intéressent à l’existence d’interdépendances complexes entre l’économie et la politique sous l’angle du commerce mondial des matières premières ou des brevets portant sur des ressources vitales comme les semences (Andreas Siekmann),vidéo

les terres rares (Lisa Rave) ou l’eau. L’œuvre Petropolitics conçue par le duo d’artistes Bureau d’Études pour l’exposition est consacrée aux développements passés et présents du commerce international du pétrole depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours.


Les artistes ont enquêté sur les relations complexes entre les États et les organisations transnationales comme les think tanks, les entreprises financières, les instances de régulation, les services de renseignement, les groupes de médias ou les fabricants d’armes. Les artistes ont pour habitude de transcrire leurs résultats sous forme de cartographies et de diagrammes visuels qui sont ensuite publiés. Pour le Kunstmuseum Basel, ils ont réalisé une tapisserie murale mesurant plus de 14 mètres de longueur.

L’exemple du monde du travail

Une autre section de l’exposition accorde une place centrale aux changements dans le monde du travail dont la compétitivité internationale, qui s’inscrit dans le sillage de la réduction des obstacles au commerce à l’échelle mondiale, en constitue le leitmotiv.

Dans une nouvelle installation vidéo sur 5 canaux intitulée Crowds (Foules), l’artiste canadienne Melanie Gilligan (*1979) présente les injustices sociales engendrées par l’économie capitaliste à travers le portrait d’Irene, la protagoniste, qu’elle suit dans sa recherche d’emploi dans le secteur tertiaire à travers la ville d’Orlando (en Floride). L’espace urbain est marqué par la présence de bâtiments de l’industrie du divertissement et des chaînes de fast-food et semble n’être réservé qu’au tourisme et à la consommation.

Les impressions recueillies par Gilligan durant son enquête sur la vie précaire de nombreux citoyen.ne.s marquée par des emplois à taux horaire peu rémunérés sont traités à travers des mises en scène filmées du quotidien. Dans le même temps, l’artiste témoigne de formes d’autogestion et de protestation publique des personnes concernées contre la perte de leurs droits.

Tandis que le travail ne cesse de se caractériser par des emplois et des services postfordistes dans les anciens pays industrialisés, la délocalisation de la production dans d’autres parties du monde a mené à l’émergence d’un nouveau prolétariat à bas salaires. Le documentariste chinois Wang Bing témoigne de cette réalité à travers son œuvre 15 Hours (2017).

Wang y suit un groupe de travailleur.euse.s dans une usine textile de la province chinoise du Zhejiang. En employant simultanément 300 000 travailleurs migrants, le complexe dépasse les proportions d’une petite ville européenne. Rémunérés à la tâche, les ouvriers fabriquent des milliers de vêtements, de 8h à 23h, sept jours par semaine. D’une durée de 15 heures – qui met autant au défi la patience du visiteur de musée que les horaires d’ouverture d’une institution artistique – le film correspond exactement à la durée d’une tranche horaire habituelle de travail posté. Le film de Wang rappelle que les inégalités ne sont pas seulement un aspect de l’économie globale, mais qu’elles en constituent le principe fondamental. Ainsi, selon le Global Wealth Report du Credit Suisse,
le décile le plus riche de la population mondiale adulte détenait l’an dernier 85% du total de la richesse mondiale (le 1% le plus riche en détenait 47% à lui seul). Les 64% les plus pauvres de la population mondiale se partagent inversement 2% de la richesse mondiale.

voir sous (Algotaylorism)

À l’automne 2018, à l’occasion de la publication d’un article des chercheurs Kate Crawford et Vladan Joler1, le monde apprenait, éberlué, le dépôt par Amazon, deux ans plus tôt, d’un brevet décrivant
« une cage métallique destinée au travailleur, équipée de différents accessoires cybernétiques, qui peut être déplacée dans un entrepôt par le même système motorisé qui déplace les étagères remplies de marchandises »

Simon Denny (vidéo) —–>

Ces cages étaient destinées à introduire des travailleurs humains dans la zone d’exclusion humaine de ses entrepôts. Car, si l’entreprise la plus puissante au monde2 utilise une main d’œuvre abondamment robotique, notamment pour le traitement de ses expéditions, elle continue de faire appel à des êtres humains pour certaines tâches, bien que ces derniers ne soient pas corvéables à merci comme ses betty bots qui, hormis pour recharger leur batterie, ne s’arrêtent jamais de travailler. Dans les entrepôts, c’est l’organisation algorithmique qui prévaut, les objets étant classés et agencés selon un ordre destiné à optimiser les allées et venues des robots qui vont et viennent chargés d’étagères emplies de marchandises. La cage, de dimensions équivalentes à celles d’une étagère, aurait été transportée de la même manière, soulevée puis acheminée par ces infatigables travailleurs mécaniques, en un paroxysme de la soumission du travailleur humain à la régie algorithmique. Simon Denny en présente ici le brevet, sculpté à l’imprimante 3D pour en faire ressortir les éléments saillants, au sens propre comme figuré.


                    Brueghel

Liste des artistes
Pour illustrer ces problématiques liées à la mondialisation et d’autres encore, l’exposition présente des œuvres de
Ursula Biemann, Bureau d’Études, Alice Creischer, Simon Denny, Melanie Gilligan, Ulrike Grossarth, Jan Peter Hammer, Fred Lonidier, Richard Mosse, Marion von Osten, Lisa Rave, Claus Richter, Cameron Rowland, Andreas Siekmann et Wang Bing.



                    Pieter Brueghel l’Ancien

Aux côtés des artistes invités, l’exposition intègre des œuvres de la collection du Kunstmuseum Basel dont celles de Pieter Brueghel l’Ancien, Emanuel Büchel, Paul Gauguin, Hans Holbein le Jeune ou Maria Sibylla Merian – ainsi le Paysage brésilien du peintre néerlandais Frans Post qui accompagna le gouverneur général de la Compagnie des Indes occidentales au milieu du XVIIe siècle au Nord-Est du Brésil et dont l’œuvre peut être également interprétée comme un document consacré à la première mondialisation coloniale et à ses mécanismes de répression.

                         Claus Richter; Omnia peribunt; 2019

Publication Dans le cadre de l’exposition paraît un livret en langue anglaise avec des contributions de Bureau d’Études, Colin Crouch, Alice Creischer, Simon Denny, Melanie Gilligan, Jan Peter Hammer, Sybille Krämer, Stephan Lessenich, Achille Mbembe, Lisa Rave, Andreas Siekmann et Hito Steyerl.

Situé St. Alban-Rheinweg, celui-ci se nomme désormais Kunstmuseum Basel | Gegenwart. Il s’agit d’un établissement commun à la Emanuel Hoffmann-Stiftung, à la Christoph Merian Stiftung et au canton de Bâle-Ville. Il doit son existence à un don de la fondatrice de la Emanuel Hoffmann-Stiftung (Maja Sacher-Stehlin), de sa famille et de la fondation elle-même. Les biens fonciers appartenant au canton de Bâle-Ville ont été mis à disposition par la Christoph Merian Stiftung.

 

Sommaire du mois d’avril 2020

Le confinement est en train de modifier les modes de « consommation » de la culture, avec une mise à disposition de contenus inédits sur la toile dont les ex-visiteurs sont très friands. Plus que tout, la culture est le socle commun de notre humanité durant ces temps difficiles. D’où l’intérêt d’une réflexion poussée dans notre communauté.

Les différences entre le réel et le virtuel ?
Le coeur  palpite à l’idée de pénétrer dans un musée. Les sens. L’odeur. Le parquet qui craque. Un rayon de lumière sur la toile. Le toucher de la pierre des escaliers. L’envie d’embrasser le Scribe. L’émotion. En rêver sur le chemin du retour.

Pourquoi se déplacer pour voir les oeuvres, puisqu’on peut les voir aussi bien sur un écran ?
Le virtuel n’est pas opposé à la rêverie poétique. Autant la visite réelle laisse une trace dans la mémoire, celle virtuelle permet d’y revenir. C’est pourquoi personnellement j’aime en plus prendre des photos, afin de me replonger dans l’ambiance et de retrouver les détails admirés.

Une visite réelle se compose de trois éléments :
– les oeuvres
– un lieu
– une durée
Le musée est un lieu que l’on parcourt physiquement, une temporalité qui s’étale dans la durée, à l’opposé du zapping du net. Le virtuel est un substitut,
considéré comme une introduction à la visite réelle, il ne rend que très rarement compte du lieu, de la vision exacte de l’oeuvre, de la dimension, des couleurs.
Rien n’est plus triste qu’un musée fermé.
Grand merci à tous ces musées et artistes qui nous permettent des visites virtuelles
et vive le déconfinement

La Fondation Beyeler rouvre ses portes le lundi 11 mai 2020.

Les expositions «Edward Hopper» et «Voir le silence – Images de quiétude» sont prolongées jusqu’au 26 juillet, l’exposition «Goya» est reportée.

25 avril 2020 : Van Eyck. Une Révolution Optique
22 avril 2020 : À La Rencontre de Böcklin
19 avril 2020 : Pascal Henri Poirot
17 avril 2020 : Léa Barbazanges
12 avril 2020 : Joyeuses Pâques
08 avril 2020 : Fondation Fernet Branca
06 avril 2020 :  TINGUELY @ HOME

Van Eyck. Une révolution optique

L’Homme au turban rouge, 1433
Autoportrait présumé de Jan van EyckVan Eyck à Gand

Aujourd’hui je déroge à mon habitude, Covid-19 oblige, je vais vous parler
d’une exposition que je n’ai pas visitée.

Afin de permettre à chacun de profiter pleinement du programme passionnant, l’année Van Eyck sera prolongée jusqu’au 24 juin 2021.

Concernant «Van Eyck, une révolution optique» :

malheureusement, l’exposition au MSK ne peut être prolongée.
elle se termine le 30 avril 2020 au
Musée des Beaux-Arts de Gand (MSK Gent)

Hubert et Jan van Eyck, Retable de l’Adoration de l’Agneau mystique, 1432 (Gand) ouvert


J’emprunte ce texte, avec son aimable autorisation à
Catherine Rigollet de l’agora des arts

un lien ci-dessous vers un documentaire sur le retable 
en français

Avec treize des vingt-trois œuvres mondialement connues de Van Eyck (vers 1390-1441), plusieurs œuvres de son atelier et une bonne centaine de pépites de l’art de la fin du Moyen Âge, cette exposition exceptionnelle révèle tout l’art innovant et érudit du maître gantois, montre son influence auprès des italiens du Quattrocento et raconte la rocambolesque odyssée de son chef-d’œuvre : le retable de L’Agneau mystique.

Quelle incroyable aventure que celle du retable de L’Agneau mystique de van Eyck ! L’histoire commence le 6 mai 1432. Commandé aux frères van Eyck par Josse Vijd et sa femme Elisabeth Borluut, ce retable de douze panneaux en chêne d’une taille considérable (5,20 x 3,75 m ouvert), commencé par Hubert Van Eyck (vers 1366 ?-1426), continué après sa mort, et durant six années, par son jeune frère Jan (vers 1390-1441), est enfin mis en place dans une chapelle de l’église Saint-Bavon de Gand. L’élément central de ce polyptyque qui symbolise le rachat du péché originel par le Christ est l’Agneau mystique, qui verse son sang dans le Saint Graal. Ce drôle d’agneau aux yeux perçants, si humains, est représenté sur un autel au milieu d’un paysage paradisiaque, entouré d’une foule venue l’adorer : anges, pèlerins, ermites, chevaliers du Christ, juges intègres, saints martyrs… C’est la partie la plus spectaculaire de cette œuvre d’une beauté époustouflante, celle qui a donné son nom à l’œuvre. Au-dessus trône le Christ-Roi, entre la Vierge Marie et saint Jean-Baptiste, encadrés d’anges musiciens et d’Adam et Eve quasi statufiés et dont le réalisme de la nudité est stupéfiant pour l’époque. Fermé, le retable montre l’Annonciation, saint Jean-Baptiste et saint Jean l’évangéliste et les portraits des commanditaires.

Hubert et Jan van Eyck, Retable de l’Adoration de l’Agneau mystique, 1432 (Gand), fermé,

L’histoire rocambolesque de L’Agneau mystique

L’histoire de ce chef d’œuvre de la peinture flamande du 15e siècle ne fait que commencer. En 1566, le retable doit être caché dans la tour de la cathédrale durant une révolte protestante. En 1794, des soldats français emportent les panneaux centraux à Paris (ils reviendront en 1815 après Waterloo). En 1816, pour des raisons financières, six panneaux latéraux sont vendus… et se retrouvent en Prusse, à l’exception d’Adam et Eve remisés dans une petite salle d’archives pour cause de nudité scandaleuse. Ils sont vendus à l’État belge en 1822 pour financer les réparations du retable qui vient d’échapper de peu à un violent incendie à la cathédrale, et provisoirement remplacés par une copie les représentant habillés de peaux de bêtes (copie aujourd’hui exposée à l’entrée de la cathédrale). Durant la Première Guerre mondiale, les panneaux centraux sont cachés. En 1920, à la suite du Traité de Versailles, le retable se retrouve à nouveau exposé dans sa totalité. Las ! Deux panneaux sont volés en 1934 contre demande de rançon : Les Juges intègres et la grisaille représentant saint Jean-Baptiste. Seul ce dernier est retrouvé. Caché à Pau pendant la guerre, le retable est volé à la demande d’Hitler et dissimulé dans la mine de sel d’Altaussee, en Autriche. Retrouvé par les « Monuments Men », il retourne enfin à Gand en 1946. Quel dénouement ! Aujourd’hui, seul manque toujours à l’appel le panneau des Juges intègres, remplacé depuis 1945 par une copie du restaurateur -et faussaire- de peintres Primitifs flamands, Jef Van der Veken.

l’Agneau mystique, 1432 (Gand),

Le génie de Jan van Eyck

Avec L’Agneau mystique, van Eyck a atteint le summum de son art. Ce chef-d’œuvre, source de tant de convoitises et de péripéties du fait de sa valeur artistique, a fait l’objet de nombreuses copies, notamment celle de Michiel Coxcie en 1497 qui servira souvent de source documentaire. Peintre officiel, mais aussi diplomate érudit au service du duc de Bourgogne Philippe le Bon, Jan van Eyck est devenu un maître incontesté du portrait par le réalisme des traits des personnages qu’il peint de trois-quarts (quand les Italiens privilégient encore les profils). Ils ont presque l’air vivants, ce qui a fait dire à son biographe Bartolomeo Fazio qu’il ne leur manquait que la voix. Ses architectures et ses paysages aussi sont de plus en plus conformes à la vision humaine et truffés de détails d’une précision de miniaturiste. Outre les deux magnifiques ouvrages publiés à l’occasion de l’exposition et qui fourmillent de gros plans, on ne manquera pas la visite du site internet dédié à la restauration du retable qui permet de zoomer dans l’œuvre jusqu’à discerner : les ailes des oiseaux dans le ciel, la poussière sur les chaussures des pèlerins, les éclaboussures dans la fontaine, les cratères sur la lune, les cils de l’œil d’Adam…Un outil fabuleux (voir lien ci-dessous).
La renommée de Jan van Eyck est immense, notamment à Bruges et surtout à Gand, riche de son textile et de sa localisation à la confluence de la Lys et de l’Escaut. Grâce à l’utilisation toute récente de l’huile comme médium, à laquelle l’artiste a ajouté des siccatifs pour raccourcir le temps de séchage (quand les italiens peignent encore à la détrempe à l’œuf), ses tableaux ont gagné en éclat, transparence et délicatesse des couleurs. « Sa connaissance de la physique l’a aussi rendu capable d’imiter les effets optiques de la lumière qui sont nécessaires pour accentuer l’expérience de l’espace dans son œuvre. Non seulement par le jeu de l’ombre et de la lumière, mais également par la façon dont la lumière se déplace dans l’espace, est absorbée entre les plis des vêtements, se reflète sur les cuirasses convexes et concaves et se fraie naturellement un chemin à travers les surfaces transparentes comme le verre et les pierres précieuses ou encore l’eau courante », commente Johan De Smet, co-commissaire de l’exposition « Van Eyck. Une Révolution optique ». Sur le retable, avoir ajouté le reflet d’une fenêtre dans le bijou d’un ange chanteur est tout simplement incroyable.

L’Agneau mystique : joyau de la culture flamande

Pierre-François de Noter, La chapelle Vijd avec L’Agneau mystique, 1829 (Amsterdam, Rijksmuseum).

Pièce centrale de l’année thématique « Van Eyck », le retable de L’Agneau mystique a été choisi par la ville de Gand pour rendre hommage au maître flamand en 2020. Grâce à une très longue et méticuleuse campagne de restaurations commencée en 2012, réalisée à l’Institut royal du patrimoine artistique, sous la direction de la restauratrice Hélène Dubois, l’œuvre a retrouvé tout son éclat et l’authenticité de ses couleurs radieuses. Elle a révélé des détails longtemps masqués par des surpeints réalisés notamment au 16e siècle dans les tendances de l’époque, et a livré des informations précieuses sur les différentes mains qui ont œuvré à sa réalisation. Durant l’exposition, les panneaux sont exposés à deux endroits, le MSK et la Cathédrale Saint-Bavon. Les huit panneaux restaurés du retable fermé, accompagnés d’Adam et Eve en attente de restauration, dans le MSK, et à hauteur d’œil. Les panneaux restaurés du retable ouvert dans la Cathédrale Saint-Bavon. Afin que vous puissiez admirer l’ensemble de ce chef-d’œuvre dans la Cathédrale Saint-Bavon, les panneaux manquants sont remplacés par une copie haute résolution. Après 2020, les panneaux ne quitteront plus jamais la cathédrale gantoise, installés dans une chapelle entièrement réaménagée pour leur offrir le maximum de visibilité et de sécurité ; leur histoire expliquée et documentée dans le nouveau centre des visiteurs qui ouvre le 8 octobre 2020.

OMG ! Van Eyck was here (Oh My God ! Van Eyck était là)

Jan van Eyck, L’Homme au chaperon bleu, vers 1428-1430. Huile sur panneau, 22 x 17 cm. Muzeul National Brukenthal, Sibiu (Roumanie).

Tout au long de l’année 2020, Gand rend hommage à van Eyck avec de nombreux événements. Point d’orgue de cette année thématique, l’exposition « Van Eyck. Une Révolution optique » est aussi l’unique et dernière occasion d’observer les panneaux dans un contexte plus large. Car au MSK, le visiteur découvre également une dizaine d’œuvres de Jan van Eyck lui-même (signés de sa main, une rareté à l’époque ; les peintres se considérant davantage artisans qu’artistes), sur la vingtaine conservée dans le monde. Des chefs-d’œuvre comme le Saint François d’Assise recevant les stigmates, 1440, prêté par le Philadelphia Museum of Art ; le Portrait de Baudouin de Lannoy (Gemäldegalerie de Berlin) récemment restauré ; L’Annonciation, vers 1430-35 (Andrew W. Mellon Collection, National Gallery of Art, Washington DC) ; Sainte Barbe, 1437 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers) ; La Vierge à la fontaine, 1439 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers) ; Portrait d’un homme au chaperon bleu, vers 1430 (Muzeul National Brukenthal, Sibiu – Roumanie) ; Le Diptyque de l’Annonciation, vers 1435 (Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid). Ou encore ce saisissant Portrait d’un homme (« Leal Souvenir » ou « Tymothée »), 1432 (The National Gallery, Londres).
On regrette dans l’exposition l’absence de trois tableaux majeurs : La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435 (seul tableau de van Eyck conservé en France, au Louvre), Les époux Arnolfini, 1434 (avec ce miroir témoin du travail révolutionnaire de van Eyck sur l’optique), ainsi que le Portrait d’un homme au turban rouge, 1436 (sans doute un autoportrait de van Eyck), deux œuvres conservées à la National Gallery à Londres. L’exposition rassemble plus de 100 autres œuvres du Moyen Âge, notamment des italiens Fra Angelico, Pisanello, Masaccio et Benozzo Gozzoli, qui mises en perspective de l’œuvre de van Eyck soulignent d’autant plus sa technique époustouflante et son génial talent qui fascinent encore aujourd’hui. Van Eyck et la belle Gand au riche patrimoine méritent votre venue.

Catherine Rigollet

A lire : L’Agneau mystique – Van Eyck. Art, histoire, science et religion : un ouvrage essentiel pour comprendre l’histoire de ce chef-d’œuvre, découvrir la saga de la grande famille Van Eyck et apprendre tous les détails de la restauration du retable. (Collectif, 368 pages, 200 illustrations, Ed. Flammarion, 60€)

Jan van Eyck, Portrait de Baudouin de Lannoy, vers 1435. Huile sur panneau, 26,6 × 19,6 cm.

Catalogue de l’exposition (anglais, allemand, néerlandais). Éditions Hannibal/Kannibaal. 504 pages. 370 illust. 64,50 €

Tous les détails de l’œuvre dans laquelle on peut zoomer, et de sa restauration sur : http://closertovaneyck.kikirpa.be

Visuels : Hubert et Jan van Eyck, Retable de l’Adoration de l’Agneau mystique, 1432 (Gand), fermé, ouvert et détail de l’agneau.
Pierre-François de Noter, La chapelle Vijd avec L’Agneau mystique, 1829 (Amsterdam, Rijksmuseum).
Jan van Eyck, Portrait de Baudouin de Lannoy, vers 1435. Huile sur panneau, 26,6 × 19,6 cm. Gemäldegalerie der Staatlichen Museen zu Berlin – Preussischer Kulturbesitz, Berlin.
Jan van Eyck, L’Homme au chaperon bleu, vers 1428-1430. Huile sur panneau, 22 x 17 cm. Muzeul National Brukenthal, Sibiu (Roumanie).

À la rencontre de Böcklin

Böcklin L’Ile des vivants 1888

Depuis le 28 janvier 2020, le Kunstmuseum Basel | Hauptbau  a revu la présentation de la collection Arnold Böcklin.
Dès la réouverture du musée après ce cauchemar vous pourrez aller :

À la rencontre de Böcklin.

Arnold Böcklin autoportrait 1893

Arnold Böcklin autoportrait 1893

Arnold Böcklin (1827–1901) est avec Hans Holbein le Jeune un des saints patrons du Kunstmuseum. Les plus de 90 peintures et sculptures que le musée possède constituent la plus importante collection au monde de cet artiste. Böcklin, né à Bâle, atteint dans la deuxième moitié du XIXe siècle une renommée considérable dans les pays germanophones et compte parmi les plus importants protagonistes du symbolisme.

De son vivant, Böcklin n’a cessé de susciter des controverses. Nombreux sont ceux qui ont vu en lui un novateur, mais d’autres (dont l’influent critique d’art Julius Meier-Graefe) lui ont reproché d’avoir freiné tout progrès en matière de peinture.

A travers douze constellations, dans lesquelles Böcklin est mis en relation avec des travaux de ses prédécesseurs, de ses contemporains et d’autres âmes sœurs insoupçonnées – de Walter Kurt Wiemken à Max Ernst à Cy Twombly -, différents aspects biographiques, stylistiques et thématiques de son œuvre se cristallisent. Quant aux ambiances, on voyage entre la satire, une mélancolie remplissant tout l’espace et une gravité festive.

Insaisissable Böcklin, lorsque désir de révolte et attachement aux traditions dans son travail se font face – irréconciliables – on mesure alors combien il était un enfant de la « fin de siècle », époque on ne peut plus riche en contradictions.

REPRÉSENTATION DE SOI ET REGARD EXTÉRIEUR

Adolf von Hildebrand
Marburg 1847–1921 München
1898
Portrait du peintre Arnold Böcklin

 A la fin du XIXe siècle, Böcklin était un peintre célèbre dans tous les pays germanophones, ce que reflètent ces deux portraits des années 1890. Dans l’autoportrait qu’il réalise pour le Kunstmuseum Basel, l’artiste de soixante-six ans se présente vêtu à la dernière mode, sûr de lui et entouré de signes de sa réussite — aucune trace de l’attaque d’apoplexie qui a failli l’emporter peu de temps auparavant. Lorsque Adolf von Hildebrand réalise quelques années plus tard le buste en bronze du peintre bâlois à la suite d’une commande de la Nationalgalerie de Berlin, on découvre en revanche une autre facette de celui qui fut son ami durant de nombreuses années.

Même si la photographie avait été inventée depuis longtemps, on mesurait particulièrement bien dans la peinture l’écart entre la représentation de soi et celle effectuée par un tiers : à la réalisation magistrale d’une mise en scène de soi par un virtuose de la peinture, qui se montre tel un seigneur, Hildebrand oppose la description d’un être pensif, marqué par l’âge. Quand on songe que la fonction primaire du portrait, c’est d’incarner l’être absent, on peut se poser la question : qui était Böcklin, et surtout, combien était-il ?

UN REGARD NEUF SUR LES MYTHES ANCIENS I

                    Jean-François de Troy, Diane und Actéon, 1734

Arnold Böcklin, La chasse de Diane, 1862

Le poète latin Ovide a écrit avec ses Métamorphoses l’une des œuvres mythologiques les plus populaires. Ses histoires de transformations ont inspiré une quantité infinie d’artistes au cours des siècles en leur fournissant une banque d’idées dans laquelle puiser des images. Dans l’histoire de Diane et Actéon, ce dernier, chasseur, est horriblement puni d’avoir surpris la déesse à son bain : il est transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens.

Entre les œuvres de Jean François de Troy et Böcklin qui tous deux s’inspirent de différentes scènes de ce même récit, on trouve quelques cent trente années, mais également des mondes.

De Troy se sert du bain de la déesse pour inviter le spectateur dans une scène galante aux couleurs lumineuses et aux lignes claires, avec des nymphes nues ou tout juste vêtues de légers voiles. Le cerf est littéralement réduit à une figure de second plan.

Böcklin à son tour relègue l’intrigue à l’arrière-plan. Le rôle principal est tenu par le taillis panoramique, devant lequel trois figures poursuivent le cerf qui tombe déjà sous les morsures des chiens. Comme c’est le cas dans cette œuvre majeure de jeunesse, les traitements peu conventionnels que fait Böcklin de ces thèmes sublimes de la culture classique ont été perçus par ses contemporains comme la preuve de sa modernité – mais sans toujours susciter l’enthousiasme.

UN REGARD NEUF SUR LES MYTHES ANCIENS II

Homère raconte dans l’Odyssée l’histoire d’Ulysse qui en raison d’une tempête s’est échoué sur l’île de la nymphe Calypso. Cette dernière l’accueille chez elle et le charme avec des promesses d’immortalité. Toutefois, Ulysse a tôt fait de repousser son amour et n’aspire qu’à rentrer auprès de sa femme Pénélope. Pendant sept années, Calypso retient ainsi Ulysse, jusqu’à ce que Zeus lui ordonne de le laisser partir.

Frank Buchser, Ulysse et Calypso, 1872

A quelque dix ans d’écart, Frank Buchser et Böcklin consacrent tous deux une œuvre à cet épisode intemporel d’un amour dédaigné. Buchser accentue le côté dramatique par des effets de lumière et un coup de pinceau expressif. Dans la moitié droite du tableau, les formes se dissolvent carrément en des champs colorés. L’exagération des attitudes présente sous des traits pompeux aussi bien la nostalgie d’Ulysse que le désespoir de Calypso.

Arnold Böcklin, Ulysse et Calypso, 1882

Là où Buchser montre le drame amoureux par le geste de l’amour se détournant, Böcklin illustre la solitude et les âmes en peine par un isolement des figures aussi bien formel que chromatique. Rentré en lui-même et sculptural, enveloppé d’un bleu glacial, Ulysse ignore la lascivité de la nymphe sur son drap rouge brûlant. Utilisée de manière ciblée, l’intensité des couleurs a été perçue comme « criarde » et « tapageuse » par les contemporains de Böcklin. C’est pour autant l’un des aspects les plus visionnaires de sa peinture.

LA CONNEXION BÖCKLIN-BURCKHARDT

Artur Joseph Wilhelm Volkmann, Portrait du professeur Jacob Burckhardt, 1899

Böcklin écume de rage. Une nouvelle fois, la commission des achats a critiqué son projet de fresques pour le musée à l’Augustinergasse. Même son très vieil ami Jacob Burckhardt qui avait été le témoin de son mariage avec Angela Pascucci en 1853 et qui était devenu entre-temps un grand professeur d’histoire de l’art, même ce dernier lui a recommandé de modifier ses fresques sur le bâtiment de l’architecte Berri. Böcklin termine en 1870 cette peinture murale selon son idée et ajoute a fresco par-dessus deux médaillons avec les visages du « hargneux » et du « critique stupide ». Mais son courroux n’est pas apaisé pour autant, il se mue même en raillerie mordante.

Arnold Böcklin, Étude pour le sixième masque à la façade du jardin de la Kunsthalle Basel, 1871

Lorsque l’année suivante, l’artiste propose six masques en grès pour la façade côté jardin de la Kunsthalle Basel, on reconnaît sans peine les visages caricaturés des membres de la commission des achats. Burckhardt lui-même apparaît en critique qui « fait la moue » avec une face grotesquement étirée et un front fuyant. Et ainsi sous ce masque tout sauf classique est immortalisé dans la ville du carnaval le grand spécialiste de la Renaissance qui a joué un rôle clé dans la manière qu’a eu Böcklin de comprendre l’antiquité.

Il ne fait aucun doute que son portrait par Artur Volkmann de 1899 aurait beaucoup plus plu à Burckhardt. Suivant la tradition du buste de la première Renaissance, la tête a un air auguste, le drapé du pardessus tombe à l’antique. Peut-être le modèle aurait-il remarqué que ce classicisme plutôt maniéré dissimule en soi quelque ironie latente. Mais Burckhardt est décédé deux ans auparavant.

LITTÉRATURE PEINTE

Joseph Anton Koch, Macbeth et les sorcières, 1829/1830

 Depuis l’antiquité, la littérature et la peinture ont tissé des liens étroits. Au XIXe siècle, les ouvrages d’auteurs contemporains trouvent souvent des échos dans l’art et servent, en parallèle des thèmes traditionnels de la mythologie, d’inspiration pour des tableaux.

L’artiste autrichien Joseph Anton Koch, actif à Rome, peint ici une scène issue de Macbeth de Shakespeare, dont l’œuvre est très répandue dès le XVIIIe siècle, y compris dans les pays germanophones. Dans le portrait de Pétrarque par Böcklin, littérature et histoire littéraire se mêlent, car les récits biographiques du poète de la Renaissance sont teintés de légende. Au sens propre, Böcklin présente l’auteur à la source de son inspiration : ici, à la fontaine de Vaucluse, où Pétrarque entonne le fameux chant à son amour Laure :
« Clair et tranquille ruisseau, qui dans tes ondes pures, as reçu la beauté qui m’est chère, toi dont les flots heureux ont caressé ses membres délicats. »

Au diapason des conceptions romantiques, la nature est pour les deux artistes une caisse de résonance de l’action qui s’y déroule : sauvage et déchaînée au moment de la rencontre fatale entre le général Macbeth et les sorcières ; protectrice, idyllique et fertile, là où il est question de symboliser le retrait hors du monde et la recherche créative de Pétrarque.

IMAGES D’ENFANTS

Anselm Feuerbach, Sur la plage, jeune fille pêcheur à Antium, 1870

D’une génération plus jeune que Joseph Anton Koch, Böcklin, Hans von Marées et Anselm Feuerbach appartiennent au même cercle des Romains allemands — des artistes et des écrivains germanophones qui ont poursuivi à Rome l’étude assidue de leur idéal esthétique, issu de l’histoire antique et de la Renaissance. Tous trois ont consacré des œuvres assez différentes à la représentation de jeunes enfants.

Sur une toile de format imposant, Feuerbach montre d’une manière classique une relation mère fils idéale, détachée de toute temporalité, qui par sa pompe festive ne se distingue guère de ses représentations mythologiques. Chez Böcklin, les enfants incarnent davantage les premiers pas dans la vie. Il s’agit d’une variation sur le motif populaire de l’escalier de vie qui symbolise depuis le XVIe siècle le parcours terrestre comme une succession de marche à monter ou descendre.

Arnold Böcklin, Vita somnium breve [La vie un rêve court], 1888
Böcklin réalise à partir de ce thème une allégorie de la fugacité. L’enfant chez Marées en revanche n’est à ranger ni du côté de l’idéal ni de celui du symbolisme. Dans une attitude qui fait penser à un adulte, le bambin, dominé par des figures et des chevaux, regarde hors du tableau. Le caractère esquissé du trait de pinceau donne à cette peinture de format imposant un aspect inachevé — comme pour évoquer l’homme qui doit grandir encore ?

FORMES FANTOMATIQUES DU SYMBOLISME

 

Pour Albert Welti, comme pour Böcklin, la fantaisie inventive importe plus que le compte-rendu de ce qu’on peut observer. Entre 1888 et 1891, le jeune peintre de 35 ans travaille comme élève dans l’atelier zurichois de Böcklin. En 1895, il s’établit à Munich et s’efforce de s’affranchir de l’influence de son maître. Voici ce qu’écrit Welti rétrospectivement :

Albert Welti, Cavaliers dans la brume, 1896

« Après deux ans, j’ai ressenti très fort le désir, sans injonction de quiconque, pas même de ce grand esprit, d’entreprendre pour une fois quelque chose qui me soit propre et de le terminer. »
La proximité de son style avec celui de Böcklin se révèle dans sa représentation symbolique d’un phénomène météorologique : dans un combat aérien, les chevaucheurs de nuages virevoltent autour d’un sommet qu’ils recouvrent.

Arnold Böcklin, La Peste, 1898

La manière dont Welti incarne les nuages qui se mélangent est proche de celle dont Böcklin campe la peste qui ravageait l’Inde à l’époque où ce tableau fut peint. La figure cauchemardesque, qui chevauche un dragon à travers les rues d’une ville, s’inspire de travaux préparatoires réalisés en 1876 sur le thème du choléra. La préoccupation de Böcklin pour les maladies terrifiantes, la mort et la fragilité des êtres plonge ses racines dans son propre vécu : le typhus et le choléra ont plusieurs fois menacé et même frappé sa famille nombreuse.

PAYSAGES DE L’ÂME

Le culte exalté dont l’art de Böcklin a fait l’objet dans les pays germanophones au tournant du siècle tire son origine essentiellement de la popularité de son motif le plus célèbre L’Ile des morts. Cette icône du symbolisme touche un nerf sensible de cette époque et en tant que reproduction gravée a trouvé sa place dans de nombreux intérieurs bourgeois de la fin de siècle.

Max Ernst, la Grande Forêt

Dans cette rencontre entre deux visionnaires aux images puissantes, Max Ernst semble proposer un détournement de L’Ile des morts. Il isole sa composition par rapport au cadre à la manière d’une île et dresse des arbres fins et hauts sur un ciel sombre. L’astre qui apparaît derrière la forêt de Max Ernst a la forme d’un anneau immense et diffuse une lumière pâle sur le paysage ; il confère au tableau une aura de mystère au diapason des accents fantastiques de la composition de Böcklin : une figure toute de blanc vêtue qui nous tourne le dos accompagne un cercueil sur une barque.

Arnold Böcklin, L’ Île des morts , 1888

Ces lieux où s’expérimente le passage d’un monde à l’autre — au-delà
lugubre, nimbé de mystère — témoignent en même temps du rayonnement qu’exercèrent les énigmatiques paysages de l’âme de Böcklin sur les générations suivantes d’artistes surréalistes.

CHEVAUX ET CAVALIERS

(Arnold Böcklin, Der Kampf auf der Brücke, 1889, et Edgar Degas, Jockey blessé, 1896/98)

Les chevaux et les cavaliers font partie de l’histoire de l’art depuis l’antiquité. Isolément ou en groupe, du portrait à cheval jusqu’aux représentations d’armées déchaînées, l’homme et sa monture apparaissent dans une puissante symbiose. Comme bel exemple de cette force brute, on observe ici la scène de combat sur un pont de Böcklin, pour lequel il s’inspire de La Bataille des Amazones de Peter Paul Rubens (Alte Pinakothek, Munich). Nue et sauvage, une meute bestiale galope depuis la gauche — elle pourfend une troupe « civilisée » sur la droite incapable de résister à cet assaut.

Le Jockey blessé de Degas tire en partie sa force dérangeante d’une rupture brutale du lien, de la traditionnelle unité entre le cavalier et sa monture. Tout événement de ce type possède sa référence biblique dans les représentations de l’épisode du chemin de Damas, où Paul est désarçonné de son cheval en apercevant Dieu. La chute de Degas est certes complètement profane et elle ne comprend ni conversion ni nouveau départ ; son héros déchu symbolise davantage l’échec. L’histoire de la réalisation de ce tableau comporte de curieux échos de la thématique qu’il illustre. L’artiste a lutté avec ce motif durant quelque trente ans (tableau à la National Gallery of Art, Washington), avant de le reprendre à la présente composition.

JEUX AQUATIQUES

(Arnold Böcklin, Le jeu des Néréides, 1886, et Félix Valloton, Trois femmes et une petite fille jouant dans l’eau, 1907)

Là où les néréides chez Böcklin ne sont qu’exaltation pleine d’éclaboussures et plaisir tourbillonnant – y compris un salto arrière – au milieu d’un puissant ressac, les baigneuses chez Vallotton sont distantes, dégrisées et comme figées dans le temps.

Les deux peintres s’emparent du thème traditionnel des femmes au bain. Böcklin se sert encore, comme tant d’artistes avant lui (dont Jean-François de Troy avec Diane et Actéon), du prétexte de la mythologie. Toutefois, au grand désarroi de nombreux contemporains, il réserve un traitement grotesque à ces sujets nobles.

Potelées, exubérantes, bruyantes, ses nymphes font plutôt sourire le spectateur qu’elles ne réveillent en lui des pulsions voyeuristes. Les côtés ironiques voire comiques de Böcklin déroutaient complètement les critiques et cela a eu pour effet de tels tableaux ont été souvent ignorés au profit de ses œuvres mélancoliques et pleines de pathos.

Vallotton présente ses nus féminins dans une eau gris ardoise au salon des indépendants de 1907 à Paris sous le titre Baigneuses. Les corps sculpturaux, loin de toute idéalisation ou mythologie, semblent autant plongés dans la lumière que dans l’eau.

LONGUES OMBRES


Böcklin l’Ile des Vivants

Afin de sortir de l’ombre immense de Böcklin, de nombreux peintres bâlois ont tenté de se confronter à leur illustre prédécesseur qu’ils ont pu voir tantôt comme une source d’inspiration, mais aussi comme un fardeau presque tétanisant.

Wiemken La Vie

L’œuvre de Wiemken La Vie, qu’il a conçue durant sa période surréaliste au milieu des années 1930, présente des parallèles au niveau du titre et du motif de la ronde de figures chatoyantes avec le tableau de Böcklin L’Ile des vivants. A la place de paisibles nuages de printemps et d’une nature d’Arcadie, le monde de Wiemken porte la mort en son sein. Dans le ventre du sphinx, c’est-à-dire au beau milieu de son tableau, il place une citation de la célèbre Ile des morts de Böcklin. Depuis l’île, un squelette semble tenir en laisse deux autres personnages.

Le mauvais présage trouve un écho dans les mystérieuses scènes d’une exécution et d’un enterrement. Avec l’image du globe, prêt à rouler en bas d’un échafaudage qui fait penser à des montagnes russes, on est confronté à une image du monde au bord du gouffre. Wiemken condense ici toute la peur panique qu’il avait de la guerre. Dans la partie supérieure du tableau — sur une sorte de nuage constructiviste — deux mains sans corps avec des fils aiguillent les événements du monde tout droit vers l’abîme.

PAYSAGES SPIRITUELS

(Arnold Böcklin, Le bosquet sacré, 1882, et Cy Twombly, Étude pour présence d’un mythe, 1959)

Böcklin et Cy Twombly étaient-ils des âmes sœurs ? En tout cas, leur singularité consiste en cela qu’en plus de références à des thèmes concrets de la mythologie, ils ont toujours cherché à transmettre la quintessence artistique de l’antiquité : lieux du sublime, paysages pleins de grandeur et d’esprit. L’importance de la culture méditerranéenne pour leur art est encore soulignée par le fait que chacun a trouvé son Arcadie loin du pays qui l’a vu naître et tous deux ont fini leur vie en Italie.

Böcklin a travaillé sur son paysage du Bosquet sacré avec des moyens symbolistes : le feu sacrificiel et des prêtres en procession signalent qu’on est là dans un lieu de culte. Entre les arbres apparaît une architecture classique de temple, ce qui rattache le sanctuaire à la culture antique la plus noble. Les figures vêtues de blanc accentuent plutôt comme des signes l’atmosphère solennelle du tableau.

L’espace pictural blanc et abstrait de Twombly est également saturé de signes, qui en appellent autant aux domaines de l’esprit qu’à notre mémoire culturelle — que ce soit avec des séquences de nombres ou des inscriptions qui renvoient à Délos, île de la mer Egée passant pour être le lieu de naissance d’Apollon et d’Artémis et qui conserve plusieurs importants sites voués au culte de ces dieux. Les graffitis caractéristiques de Twombly alimentent une tension entre écriture et image et ils fonctionnent comme des traces non concrètes de nos productions culturelles collectives.

Aussi éloignés que soient les mondes artistiques de Böcklin et Twombly, ils ont pour point commun ici de ne proposer aucune narration, ils composent d’éternels instants à partir de simples pièces de décor.

Les notices de cette présentation des collections sont issues de collaboration entre plusieurs étudiants du groupe de travail
« Blickweitungen » dirigé par Dr Markus Rath de la faculté d’histoire de l’art de l’Université de Bâle : Magali Berberat, Flavia Domenighetti, Elena Eichenberger, Lisa Gianotti, Duco Hordijk, Angela Oliveri, Gabriele Pohlig, Juri Schmidhauser, Zoe Schwizer, Katharina Stavnicuk, Mirjam Strasser, Benno Weissenberger.

Rédaction : Claudia Blank, Dr Eva Reifert ; Traduction : Yves Guignard ; Commissariat de l’exposition : Dr Eva Reifert, assistée de Claudia Blank

Pascal Henri Poirot,

Pascal Henri Poirot, la Fonte 2019
C’est une rencontre virtuelle, Covid-19 oblige

Aujourd’hui je vous emmène à la rencontre de Pascal Poirot, peintre, sculpteur, chargé de cours à la fac et aux Arts-Deco, maître du paysage, comme de l’architecture, je vous ai déjà présenté son livre,
« [EN]QUETE DE PEINTURE  qui est tout à fait imparable. », bilingue, français, anglais, enrichi par les textes de Tiphaine Laroque, entre autres, des photos de Florian Tiedje.

Dans une vidéo de France 3, il se présente.

J’emprunte un extrait de Roland Recht qui parle de ses canapés

Les motifs de Canapés se réfèrent explicitement aux « drôleries » de l’art médiéval que l’oeil ne découvre que progressivement dans les marges des manuscrits, ou plus exactement aux « grotesques » de l’Antiquité et de la Renaissance. Dans les Grotesques, tout comme chez Poirot, les figures sont ordonnées à partir d’un principe de symétrie qui les transmue en motifs. Mais alors que dans les grotesques, le peintre crée de toutes pièces des créatures monstrueuses, mi-homme, mi-animal, chez Poirot, c’est le couple « étalé » dans la figure érotique qui devient une créature monstrueuse

et un autre de

(…)…Par leur insistance répétitive et leur fixité, les canapés apparaissent comme un souvenir-écran, qui à la fois voile et dévoile le travail de la mémoire et fige en une image un précipité de souvenirs. Objet de ravissement et de fascination qui surgit là où la mémoire s’est perdue.(…)
Marie Pesenti-Irrman

Plusieurs thèmes bibliques sont abordés et illustrés par les tableaux de
Pascal Henri Poirot. Ils sont porteurs d’une grande richesse symbolique. Le rapport à l’Écriture a toujours été essentiel pour le protestantisme tant dans l’étude des textes bibliques que, dans la force d’extraits de la bible, mis en évidence sur les murs des temples. La paroisse  d’Abreschviller avait
demandé à l’artiste de faire apparaître cette caractéristique.

                                            La Tour de Babelle
Tous les tableaux sont réalisés au pigment à l’œuf sur bois, sauf celui représentant le temple d’Abreschviller, peint sur des collages sur bois.

Dans son « atelier perché »  de Neuve-Eglise en AlsacePascal Henri Poirot, l'Atelier Perché il prend le temps de peindre. Ses paysages de montagnes sont vides de tout personnage, un peu surréalistes, avec un banc de-ci de-là, une échelle, ou encore ses cabanes, souvenir des coins parcourus et photographiés depuis des décennies.  Pascal-Henri Poirot est un artiste esthète, un philosophe, pour lequel Michel Serre est une référence, pour se mettre en phase avec la nature. Ce livre l’inspire sur le temps, les déséquilibres graves qui adviendront, des dangers que nous courons. Il a choisi un extrait :
le « Contrat Naturel » un autre rapport à la nature, un rapport respectueux. C’est une lecture prémonitoire d’un livre qui a 30 ans,
annonciateur d’un autre mode de vie, d’un autre monde, que nous
serons bien obligé d’adopter.

Ses souvenirs d’enfance, la salle à manger des grands parents
ornée de  l’Angelus de Millet, la vie paysanne, font partie de ses thèmes,
qu’il transpose jusqu’en Australie.
Cela correspond aux mutations actuelles du mode de vie,
aux bouleversements.
Paysage insolite, qu’il mélange avec ses récurrentes échelles.

Nés quelquefois au hasard des bigarrures colorées du mobilier, végétaux personnages, monstres et animaux semblent issus d’herbiers ou d’ouvrages ethnologiques et érotiques. Les canapés déserts sont d’autant plus troublants qu’ils éveillent le souvenir d’une musique de chuchotements, de rires lointains et de petites cuillères que l’on tourne dans une tasse de thé.

Le méticuleux contrecollage des papiers froissés et préparés par toute une alchimie culinaire à un vieillissement prématuré, participe à cette sollicitation de la mémoire.
Evelyne Loux

Ses montres sont-ils prémonitoires ?
Tortue géante ou pangolin aux couleurs rassurantes sous un fabuleux
paysage de science fiction ?

Les paysages de Pascal Poirot sont souvent dépeuplés, dénudés.
Le peintre privilégie l’hiver : les blanchiments
précoces du paysage,
la première couche de
neige, quasi-transparente encore, à travers laquelle
le nervurage du sol commence à se lire, lorsque se développe une belle
gamme de gris comme sur
quelque gravure au burin. L’hiver passant, l’ossature
du paysage se dessine bien davantage encore, toute la végétation basse est aplatie ou morte : ne restent plus que les lignes-forces.Avec les hauteurs vosgiennes, le
peintre a tout son content : il parcourt le « pays vain » par excellence.
François Pétry

Une friandise pour terminer

voici à quoi nous allons ressembler à la sortie du confinement

Différentes techniques donnent lieu à des séries récurrentes de peintures autour des objets, canapés, architectures, peintures à l’huile de
paysages sur le thème du mythe et de la sanctuarisation.

PARCOURS
De nombreuses expositions dans des lieux culturels et galeries, foire,
il est présent dans des collections et musées en France ,Suisse,
Allemagne, Australie.

TINGUELY @ HOME

Cette semaine, TINGUELY @ HOME est dédiée au côté acoustique
de l’art de Jean Tinguely.

Les sculptures de Tinguely ont toujours une dimension tonale qui a été délibérément choisie et équilibrée par l’artiste dans le cadre de l’œuvre. Ils créent des bruits, des sons et une musique apparemment aléatoire.
Sous le titre «Construisez votre propre machine à musique»,
l’ équipe d’éducation artistique a préparé une collection d’idées, de conseils
et d’astuces pour vous permettre de construire une machine à musique selon Jean Tinguely, en particulier pour les écoliers. Amusez-vous !

Les sculptures de Jean Tinguely ont toujours
une dimension acoustique, que l’artiste a lui-même délibérément
composée et réglée comme une partie intégrante de ses oeuvres.
Cet aspect musical culmine dans les quatre Méta-Harmonies(vidéo)
réalisées entre 1978 et 1985.

Totentanz (vidéo)

Avec la contribution de SRF Myschool à Jean Tinguely, vous pouvez également approfondir vos connaissances sur l’art et les idées de Tinguely et les utiliser comme source d’inspiration pour votre propre créativité.
Vue du musée
Les machines

Sommaire du mois de mars 2020

Les expositions et foires prévues pour les mois de mars et avril sont reportées pour la plupart au mois de septembre
La plupart des sites de musées proposent des visites en ligne.

Magritte le Baiser
précurseur du Covid-19 ?

30 mars 2020 : 1518, LA FIÈVRE DE LA DANSE
20 mars 2020 : Coronavirus #Mulhouse Resiste
19 mars 2020 : Bernard Fischbach
13 mars 2020 :  La Fiancée Du Vent – Oscar Kokoschka – Vienne 1900
06 mars 2020 : Amuse-Bouche. Le Goût De L’art.
04 mars 2020 : Karin Kneffel Au Musée Frieder Burda
03 mars 2020 : Jane Evelyn Atwood À La Filature

La fiancée du vent – Oscar Kokoschka – Vienne 1900

Oskar Kokoschka
La Fiancée du vent 1913

 

Kokoschka, Oskar – Die Windsbraut, 1913
au Kunstmuseum Basel, dans la collection permanente

Télégramme de Kokoschka

« Chère Alma, nous sommes éternellement unis dans ma fiancée du vent »

Chaque fois que je passe devant cette toile, je ne peux m’empêcher d’y rester plantée un bon moment, et de rêver à la vie incroyable d’Alma Mahler. Si je suis accompagnée, je n’ai de cesse d’évoquer les péripéties incroyables qui ont parsemé son existence. De gré ou de force, je les oblige à emmagasiner par bribes cet incroyable récit.


Fille de l’artiste Emil Jakob Schindler et de sa femme Anna von Bergen, Alma grandit dans un milieu privilégié à Vienne .
Son entourage s’appelle Klimt , avec qui elle eut un amourette, la légende dit que c’est lui qui lui donna son premier baiser d’amoureux, il l’a déçue, parce qu’infidèle et volage. Friedrich Nietzsche était de ses amis. Alexander von Zemlinsky f ut son professeur de piano et son fiancé secret. Redoutable sirène, c’est elle qui a le pouvoir sur les hommes, musique, peinture, architecture, littérature, formidable carré d’as, elle prend ces illustres hommes dans ses filets.
Les fées s’étaient penchées sur son berceau, belle, intelligente. Elle renonça à toute ambition personnelle, abandonna son talent de compositeur, pour se consacrer à Gustave Mahler qu’elle épousa. Walter Gropius rencontré lors d’une cure, tomba amoureux fou d’elle. Il alla demander sa main, à son mari Gustave Mahler ! Mahler trop exigeant lui vole sa vie, elle devient cruelle. Devenue veuve elle épouse Walter Gropius , l’architecte fondateur du Bauhaus.
La toile ci-dessus est un hymne de Kokoschka en l’honneur d’Alma, de leurs brèves et violentes amours. Un homme gît au centre du tableau, entraîné par un tourbillon, scrutant d’un regard incertain le lointain, la femme la peau nacrée, se blottit pleine de confiance sur la poitrine de l’homme. Témoignage aussi de ce que la jeunesse de cette époque voit venir les catastrophes menaçantes.
Hermine Moos a fabriqué pour Kokoschka une poupée grandeur nature, effigie d’Alma, que celui-ci exhiba partout en réprimande de son abandon, jamais résigné à l’avoir perdue.
Elle épousa l’écrivain Franz Werfel , mais sa dernière liaison fut un théologien, à la perspective de futur cardinal. Il avait 37 ans, elle en avait 53. Elle envoûta si bien son confesseur Johannes Hollensteiner, qu’il se défroqua.
Devenue veuve une nouvelle fois, Platon dans une poche, de la Bénédictine dans l’autre, citoyenne américaine, elle vient à Londres pour rendre visite à sa fille préférée Manon. Elle s’en va à Vienne, horrifiée, qu’elle voit dévastée, elle retourne aux US, ne voulant plus retourner en Europe. Elle meurt à l’âge de 85 ans, d’une pneumonie, atteinte d’un diabète qu’elle ne veut pas soigner.

Amuse-bouche. Le Goût de l’art, au musée Tinguely

Amuse-bouche. Le Goût de l’art.

Au Musée Tinguely de Bâle jusqu’au 20 juillet 2020 
Commissaire de l’exposition : Annja Müller-Alsbach
Une exposition ludique, qui vous engage à participer.

Elizabeth Willing, vue d’installation de l’œuvre interactive Goosebump, en continu, pain d’épices et sucre glacé, mesures variables (c) Courtesy of the artist and Tolarno Galleries Melbourne © Elizabeth Willing and Tolarno Galleries Melbourne; photo: Elizabeth Willing

L’art a-t-il un goût sucré, salé, acide, amer ou umami ?
Quel rôle joue le sens du goût comme matériau artistique et dans les relations sociales ? Le Musée Tinguely poursuit le cycle consacré aux cinq sens à travers les arts. Après les expositions thématiques « Belle Haleine » (2015) et « Prière de toucher » (2016), l’exposition collective « Amusebouche. Le goût de l’art » présente, du 19 février au 17 mai 2020, des œuvres d’art d’environ quarante-cinq artistes internationaux du baroque jusqu’à l’époque contemporaine qui envisagent le sens gustatif comme une possibilité de perception esthétique. L’exposition rompt avec la pratique muséale habituelle qui sollicite avant tout la vue du public et lui propose une série de rencontres en histoire de l’art et en phénoménologie autour du sens du goût. Dans le cadre de visites interactives, de performances et d’ateliers, les visiteurs et visiteuses peuvent, en outre, se joindre à une expérience participative spéciale où il est possible de goûter à certains travaux.

Les différentes saveurs, de sucré à amer

Janine Antoni, Mortar and Pestle, 1999

Dans l’enseignement traditionnel des saveurs, la perception du goût est déterminée par le contact physique direct. Nous percevons immédiatement le monde qui nous entoure grâce à notre corps, à travers l’expérience gustative à l’aide de notre bouche et de notre langue. Le concept ainsi que le parcours de l’exposition « Amuse-bouche » s’orientent selon les saveurs courantes que nous percevons grâce à nos récepteurs gustatifs : sucré, salé, acide, amer et umami – saveur découverte en 1908 par le scientifique japonais Kikunae Ikeda que l’on peut définir en français comme
« savoureux épicé » et « goûteux ».
L’exposition au Musée Tinguely soulève de nombreuses questions autour de nos expériences gustatives : Comment percevons-nous l’art à partir d’aliments et de leurs saveurs spécifiques ? Que se passe-t-il lorsque l’expérience de l’art passe principalement par notre bouche ou notre langue ? Des œuvres d’art peuvent-elles aussi s’adresser au sens du goût de l’observateur en l’absence de contact physique direct ? Est-il possible de décrire et de traduire des expériences gustatives en images ? Les arômes peuvent-ils servir de médium à l’expression artistique et à la créativité ?

« Amuse-bouche. Le goût de l’art » donne à voir des représentations allégoriques du sens du goût remontant à l’époque baroque, des œuvres d’artistes appartenant à l’avant-garde du début du XXe siècle ainsi que des pièces des années 1960 et 1970. Toutefois, l’exposition met avant tout l’accent sur une sélection d’images, de photographies, de sculptures, de travaux vidéo et d’installations des trente dernières années qui explorent différentes manières d’ingérer et de goûter des aliments grâce à la bouche et à la langue. Dans les œuvres présentées, les artistes utilisent des aliments et des matériaux naturels comme vecteurs de goût sous différentes formes.

Marisa Benjamim, Hortus Deliciarum

À certaines dates, il est ainsi possible de goûter des plantes comestibles dans le cadre du projet Hortus Deliciarum, une installation performative de l’artiste portugaise Marisa Benjamim, ou bien les essences végétales du projet Tastescape de la Suissesse Claudia Vogel.

Goosebump, œuvre monumentale de l’artiste australienne Elizabeth Willing composée de pains d’épices, figure également à la dégustation. L’installation réalisée par Slavs and Tatars, collectif d’artistes installé à Berlin, comprend du jus de choucroute estampillé

Slavs and Tatars, Brine and Punishment

« Brine and Punishment ». Cette boisson énergétique à la saveur aigre constitue une expérience sensorielle au sein d’une étude intellectuelle et philosophique menée par les artistes sur la langue ainsi que sur la polysémie et la pluri-interprétation du mot fermentation et de l’expression « tourner au vinaigre ». D’autres œuvres abordent des sujets de société épineux en gravitant autour de contextes et de niveaux de signification complexes du « Goût de la nature » ou du
« Goût de l’étranger ». Des œuvres ou concepts artistiques-performatifs à l’instar de Contained Measures of a Kolanut d’Otobong Nkanga 
présentent un univers d’arômes oubliés ou à redécouvrir. Ils s’accompagnent souvent d’identités et de préférences gustatives marquées très différemment selon la subjectivité et la culture.

Contained Measures of a Kolanut d’Otobong Nkanga

Tel est aussi le cas de Sufferhead Original, projet en cours développé par Emeka Ogboh, artiste nigérian vivant à Berlin. Dans la dernière édition conçue pour Bâle à partir de sa marque de bière stout, la Sufferhead, dont le goût ne cesse d’évoluer, il demande, non sans provocation :
« Qui a peur du noir ? ».

Emeka Ogboh, Sufferhead

Par ailleurs, l’exposition présente des œuvres d’art à travers différents médiums se contentant d’évoquer des expériences gustatives dans l’imagination du visiteur et de la visiteuse.

Du plaisir au dégoût
Les œuvres et les concepts artistiques de l’exposition proposent un éventail d’évocations allant du plaisir au dégoût. De nombreuses expressions langagières réfèrent de manière métaphorique au goût : « être tout miel » ou « tourner au vinaigre ». Le parcours de l’exposition aborde également d’autres niveaux de signification autour du goût, en insistant sur les arômes au sens large comme médium servant à l’expression artistique et à la créativité. Plusieurs œuvres d’art exposées sont « sans goût » et induisent en erreur notre perception sensorielle. Un arôme particulier peut être à notre goût bien qu’extrêmement sucré, ou à l’inverse nous écœurer et faire naître des images de dégoût et de décomposition. Dans le langage courant,
« goûter » englobe un large spectre de codes de signification.

Opavivarà Aquardente 2016

Il existe des liens intéressants entre la perception sensorielle de certaines saveurs et des images linguistiques et métaphoriques valables également lorsqu’on fait l’expérience de l’art. Souvent, le recours aux stimuli gustatifs dans l’art ne se fait pas sans subversion, ni sans briser de nombreux tabous. Les artistes en profitent pour se confronter aux grandes questions sociétales de notre temps. Tout en tenant compte que les expériences gustatives éveillent des souvenirs et des associations également soumis aux bouleversements historiques. Comme dans l’existence, la section « sucrée » de l’exposition nous propose de rencontrer des changements gustatifs à la fois subtils et radicaux, perçus de manière totalement différente selon les individus. Des œuvres réalisées à partir de sucre cristallisé ou de glaçage peuvent également entraîner un glissement de sens gustatif de « sucré », goût plutôt agréable, à « doux-amer », plutôt désagréable. Citons, à titre d’exemple, les travaux minimalistes de Mladen Stilinović, artiste conceptuel yougoslave, qui utilisa le sucre comme médium artistique pour leur conception. Dans un premier temps, un sentiment de douceur enveloppante submerge spontanément l’observateur.
Mais pour l’artiste qui réalisa ces œuvres au début des années 1990 pendant la guerre de Croatie, le monochrome blanc symbolise le vide, la perte et la douleur.

Meret Oppenheim, Bon appétit, Marcel ! (Die weisse Königin), 1966–1978

Le chapitre thématique « amer » réunit des pièces qui – réalisées à partir des objets représentés ou à travers les matériaux périssables utilisés – traitent de processus de dégradation et suscitent le dégoût. Extrême gravité et poison renvoient ici à la mort.

Leurre gustatif
En nous promenant à travers l’exposition, nous rencontrons également des « leurres gustatifs ». Les artistes des avant-gardes du début du XXe siècle, à l’instar des futuristes italiens et des surréalistes, portent déjà un intérêt à tromper notre sens gustatif.
Une salle de l’exposition « Amuse-bouche » est consacrée à Daniel Spoerri, fondateur du Eat Art dans les années 1960 et du Nouveau Réalisme avec Jean Tinguely et Niki de St Phalle.

Daniel Spoerri

Jusqu’à aujourd’hui, celui-ci traque volontairement ce qui est singulier, renversé et anormal pour jouer avec notre vision habituelle sur les choses et les questionner. Ici, c’est le palais qui affronte l’œil. Dans sa nouvelle expérimentation intitulée Nur Geschmack anstatt Essen – un menu en quatre plats composés de dés en gelée de la même couleur – il s’attache également à déstabiliser nos sens (à découvrir les 27.3. | 28.3. | 25.4. | 25.4. | 26.4. | 16.5. | 17.5.2020).

Un art multisensoriel et gustatif basé sur l’action depuis les années 1960 Depuis les années 1960 en particulier, de nombreux artistes se sont intéressés au soi corporel et aux possibilités d’un art multisensoriel et gustatif basé sur l’action. Les extensions multimédias d’expérimentations menées autour du goût suscitent l’intérêt. Certaines œuvres exposées mettent en évidence des questions relatives à la société multiculturelle et à la recherche de nouveaux modes d’alimentation ainsi qu’à l’écart considérable entre le naturel et l’artificiel. Il s’agit de montrer qu’une perception plus sensible de l’environnement et de ses fragiles ressources au moyen du sens du goût est plus actuelle que jamais au XXIe siècle.

Farah Al Qasimi, Lunch, 2018

Un programme riche et varié accompagne l’exposition « Amuse-Bouche. Le goût de l’art » de manière discursive et performative. Outre les visites guidées, des événements exceptionnels sont proposés : performances d’artistes, dimanches en famille, discussions, ateliers, dégustations,
« une journée consacrée à la saucisse » avec Stefan Wiesner, chef étoilé suisse, dans le parc de la Solitude, etc.

L’exposition présente des œuvres des artistes suivant.e.s : Sonja Alhäuser, Farah Al Qasimi, Janine Antoni, Marisa Benjamim, Joseph Beuys, George Brecht, Pol Bury, Costantino Ciervo, Jan Davidsz. de Heem, Bea de Visser, Marcel Duchamp, Hans-Peter Feldmann, Urs Fischer, Fischli/Weiss, Karl Gerstner, Damien Hirst, Roelof Louw, Sarah Lucas, Opavivará!, Filippo Tommaso Marinetti, Cildo Meireles, Alexandra Meyer, Antonio Miralda-Dorothée Selz, Nicolas Momein, Anca Munteanu Rimnic, Otobong Nkanga, Emeka Ogboh, Dennis Oppenheim, Meret Oppenheim, Tobias Rehberger, Torbjørn Rødland, Dieter Roth, Roman Signer, Cindy Sherman, Shimabuku, Slavs and Tatars, Daniel Spoerri, Mladen Stilinović, Sam Taylor-Johnson, André Thomkins, Jorinde Voigt, Claudia Vogel, Andy Warhol, Tom Wesselmann, Elizabeth Willing, Erwin Wurm, Rémy Zaugg. 

Musée Tinguely | Paul Sacher-Anlage 1 | 4002 Bâle

Karin Kneffel au musée Frieder Burda

Jusqu’au 8 mars 2020
« J’aimerais que l’espace et le temps, le présent et le passé fusionnent dans mes tableaux. Que sont la réalité, la fiction, où commence la réalité picturale ? » Karin Kneffel


Karin Kneffel, (*1957), élève de Gerhard Richter en fin d’études (Meisterschülerin), compte parmi les plus importantes artistes allemandes de notre temps. Travail réalisé en coopération avec la Kunsthalle de Brême, la rétrospective qui lui est consacrée au Musée Frieder Burda a été conçue en étroite collaboration avec l’artiste. Les quelque 140 œuvres exposées retracent un parcours de trois décennies, partant des tableaux surdimensionnés de fruits qui assurèrent à Karin Kneffel sa renommée internationale au début des années 1990, pour arriver à la construction d’intérieurs picturaux complexes dans lesquels se fondent les niveaux temporel et pictural, l’art, l’architecture et le septième art.


Karin Kneffel examine le pouvoir que possède la peinture à agir sur le spectateur, elle exploite jusqu’à l’extrême les possibilités de la représentation réaliste. Ses tableaux de fruits, fleurs et animaux
« débordent » hors de la toile – se jetant littéralement sur le spectateur :
il semble que l’on pourrait saisir les pommes, pêches et raisins aux opulentes rondeurs baroques. Les fleurs se présentent comme autant de présents et provoquent par une sorte de synesthésie des réactions visuelles et olfactives, tandis que les yeux des animaux cherchent directement le regard du spectateur, créant une émotion ignorant le format de la toile et les limites du tableau. Quant au feu qui crépite, il menace de sortir du cadre. Pourtant, quelle que soit l’intensité de sa chaleur, la perfection de la composition tempère comme par magie l’effet produit.

Le pouvoir pictural peut aussi s’exercer sous une autre forme : dans ses tableaux plus tardifs d’intérieurs extrêmement complexes, Karin Kneffel crée au contraire un effet d’aspiration vers le tableau : le regard traverse ou passe à côté de gouttes d’eau, artistiquement déposées, pour pénétrer dans des pièces mystérieuses remplies d’assemblages de personnages aux multiples références, assemblages qui montrent souvent une cohabitation dans l’espace dénuée de toute hiérarchie : une femme de ménage est agenouillée à côté d’une sculpture de Lehmbruck. Un rideau se soulève sur le décor théâtral d’un bâtiment moderniste. Il n’est pas rare alors que la sculpture formalisée remplace l’être vivant.

Souvent, des effets de brouillage ou des miroirs accompagnés de leurs reflets ajoutent encore a la complexité de l’espace pictural et entraînent le regard du spectateur dans une interaction ironique entre la réalité et l’illusion ; il n’est pas rare que le tableau dans le tableau fasse découvrir des univers picturaux remontant plus loin encore dans le temps comme dans l’espace, mondes nourris de fragments de souvenirs personnels, de séquences cinématographiques marquantes ou de visites de musée dont l’écho a perduré. C’est précisément à ce croisement – entre la réalité et l’illusion, le monde intérieur et extérieur, leurs effets d’attraction tout comme de rejet – que se trouve la surface du tableau, la toile sur laquelle Karin Kneffel projette des heures durant avec une précision obsessive et saisissante à la fois, le maximum de ce qu’elle puisse obtenir du pinceau et de la couleur.

« C’est tout de même très compliqué, ces fenêtres qui s’ouvrent dans le tableau, les gouttes, les plans rapprochés et éloignés, les disques plats et en même temps la profondeur spatiale. Il n’existe nulle part de photo d’une telle scène. Je dois penser la lumière, les reflets ou la buée. Je passe beaucoup de temps à travailler sur la conception, également devant l’ordinateur. Puis je dessine, je continue à faire des essais. C’est un processus effectivement assez long. Il y a des tableaux sur lesquels je réfléchis pendant des mois », déclare l’artiste évoquant sa méthode de travail. L’élève de Gerhard Richter peint en tenant tête à une modernité dominée par les hommes, à la manière dont elle est entrée dans les musées – en oubliant plus souvent qu’à son tour la contribution des femmes.

Si la peinture de Richter avait recours aux effets de flou et « d’essuyé » comme autant de moyens picturaux pour affronter sa propre biographie, le passé de l’Allemagne et l’histoire de l’art, Karin Kneffel utilise elle les fondus et les reflets. Elle crée une peinture hallucinogène capable d’adopter la forme de divers états de la matière. L’exposition entièrement élaborée et pensée en collaboration avec l’artiste permet au magnétisme de ses tableaux d’agir sans retenue sur le spectateur. Les champs thématiques qui s’y déroulent tels les portraits d’animaux, les représentations de fruits ou les intérieurs, voient leur effet multiplié par leur densité dans l’espace – tandis que pourtant les salles ouvertes permettent de s’approcher du cosmos artistique de Karin Kneffel dans toute sa multiplicité, et même de se livrer à lui pour vivre une expérience esthétique d’une grande intensité.

Photos courtoisie Museum Frieder Burda

Museum Frieder Burda
Lichtentaler Allee 8b · 76530
Baden-Baden Telefon +49 (0)7221 39898-0 ·
www.museum-frieder-burda.de

Horaires

Mar-Dim, 10h – 18h
Fermé le lundi, excepté jour férié.