Gerhard Richter à la Fondation Beyeler

C’est un panorama de l’histoire de l’art, de l’histoire que nous donne à voir Gerhard Richter.
GERHARD RICHTER
Gerhard Richter est l’un des plus grands artistes de notre temps. Au cours de soixante années de création, il a produit une oeuvre caractérisée par une grande diversité thématique et stylistique. La Fondation Beyeler (vernissage) lui consacre la plus vaste exposition jamais montée à ce jour en Suisse, la toute première aussi à accorder une place de premier plan à ses séries, ses cycles et ses espaces, attirant ainsi l’attention sous une forme concentrée sur un aspect encore négligé de sa création.
Richter n’a cessé depuis les années 1960 de réaliser des séries et des séquences, parallèlement à ses oeuvres isolées. Ce procédé, qui apparaît dès ses toutes premières peintures tendant au réalisme photographique, trouve un prolongement dans ses oeuvres abstraites, dans ses travaux utilisant miroirs et verre aussi bien que dans ses cycles récents qui ont recours aux impressions numériques. Par ailleurs, Richter s’est toujours intéressé à la présentation de son oeuvre et à ses rapports à l’architecture, et il lui est arrivé à plusieurs reprises de réaliser des travaux pour des lieux bien précis.
C’est ainsi qu’au fil des ans, il a donné naissance à un grand nombre de cycles, de séries et d’espaces qui se livrent à des interrogations, des approches et des réflexions très diverses sur l’interaction entre tableau isolé, ensemble d’oeuvres et salle d’exposition.
Certains groupes doivent leur cohésion au contenu commun de leurs sujets
— c’est le cas de Acht Lernschwestern (Huit Élèves infirmières, 1966)
aussi bien que de 18 Oktober 1977 (18 Octobre 1977, 1988)
— alors que dans d’autres, Richter a décliné son motif en plusieurs versions, élaborant ainsi une relation entre thème et variation, comme dans la
Verkündingung nach Tizian (Annonciation d’après le Titien, 1973)

Gerhard Richter Verkündigung nach Tizian, 1973 Annonciation d'après le Titien Huile sur toile, 125 cm x 200 cm Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington D.C., Joseph H. Hirshhorn Purchase Fund, 1994 © 2014 Gerhard Richter
Gerhard Richter
Verkündigung nach Tizian, 1973
Annonciation d’après le Titien
Huile sur toile, 125 cm x 200 cm
Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington D.C., Joseph H. Hirshhorn Purchase Fund, 1994
© 2014 Gerhard Richter

ou dans S. mit Kind (S. et son enfant, 1995).
Les ensembles de toiles abstraites engendrent quant à eux un espace pictural élargi, dans lequel chaque peinture individuelle et l’impression d’ensemble sont en interaction constante, comme dans Wald (Forêt) de 2005, ou dans Cage un an plus tard.
Les débuts de l’intérêt de Richter pour le rapport entre peinture et espace remontent aux années 1950, époque où il étudiait la peinture murale à la Hochschule für Bildende Künste de Dresde. Les croquis de cette période révèlent déjà clairement l’attention singulière qu’il portait au contexte architectural. Mais ce vif intérêt pour les espaces et les formes de présentation de l’art devient particulièrement flagrant avec la succession très dense d’esquisses et de projets des années 1968-1971 relatifs à son « Atlas ».
Il conçoit dans ces dessins des salles d’exposition utopiques et réelles qui explorent de manière aussi diverse que fondamentale le rapport entre tableau et architecture, estompant partiellement les limites entre art et espace.
Parallèlement à cette passion pour l’architecture, la réalisation d’oeuvres en plusieurs parties joue elle aussi un rôle majeur dès les débuts de sa création.
Cette exposition présente un des tout premiers exemples de ce procédé avec les Acht Lernschwestern (1966), réalisé à partir des portraits d’infirmières assassinées reproduits dans la presse. (tel Wahrol) Dans la création de Richter, la prise en compte de l’efficacité des images de presse est aussi ancien que celle de l’aspect sériel,  et l’artiste ne cesse de fusionner ces deux centres d’intérêt, comme en témoignent les Acht Lernschwestern.
Il fait ainsi ressortir les décalages de sens qui apparaissent dès que les images sont détachées de leur contexte explicatif et placées dans une succession immédiate et personnelle. Dans les années 1970, on voit apparaître à côté de ces ensembles reliés par leur sujet un autre type de cycles ou de séries qui explorent le rapport entre thème et variation.
Dans les toiles de la Verkündigung nach Tizian de 1973, Richter s’est approché de son modèle de 1535 en plusieurs versions successives et différentes, qui font apparaître une abstraction croissante. Ces toiles, aujourd’hui dispersées dans plusieurs collections, sont ici présentées ensemble à titre tout à fait exceptionnel pendant la durée de l’exposition. Comme le révèle cet exemple, la série ou le cycle représentent également chez Richter l’affirmation de l’importance du processus, laquelle s’est progressivement imposée dans l’art en général au cours des années 1960.
Gerhard Richter Eisberg im Nebel,1982 Iceberg dans la brume Huile sur toile, 70 cm x 100 cm The Doris and Donald Fisher Collection © 2014 Gerhard Richter
Gerhard Richter
Eisberg im Nebel,1982
Iceberg dans la brume
Huile sur toile, 70 cm x 100 cm
The Doris and Donald Fisher Collection
© 2014 Gerhard Richter

À la production à la chaîne de l’ère industrielle, qui permet la fabrication rapide de l’identique, l’art a emprunté, en lui donnant une interprétation créative, une forme propre de productivité. Le sériel ne résulte pas au demeurant de la fabrication ou de la garantie de l’identique mais, pour reprendre la proposition de Gilles Deleuze, d’une interaction de répétitions divergentes et de différences singulières, l’art réussissant ainsi à s’affranchir de la représentation préconçue pour se transformer en processus continus. Progressions et permutations renoncent à l’organisation dirigée des identités et à la disposition des différences.
Une autre série majeure des années 1970 est celle des tableaux gris que Richter a présentés sous forme d’ensemble au Städtisches Museum de Mönchengladbach. Dans la négation même que crée la couleur grise, cette série révèle les qualités artistiques de la variation. Les processus de destruction et de création s’associent ici, comme ils le faisaient déjà dans les tableaux du Titien. Les cycles de toiles abstraites, dont l’exposition présente notamment Bach de 1992, Wald de 2005) et Cage de 2006) s’inscrivent, dès le processus pictural, dans une conception différente de celle de la série des Kerzen (Bougies) ou des Schädel (Crânes), peints les uns après les autres.
Gerhard Richter
Par le procédé de création simultanée, ces tableaux abstraits se fondent au sein de chaque groupe en une texture de relations denses, multipolaires, et réciproques qui engendre entre les différentes toiles un nouvel espace pictural, élargi. Les titres présentent également une importance capitale dans ces cycles abstraits.
Cage doit ainsi son nom à la musique de ce compositeur qu’écoutait souvent Richter en travaillant sur ces toiles. Le cycle Wald traite sous une forme abstraite l’expérience naturelle de pouvoir se perdre ou se cacher dans forêt.
À côté de l’espace concret, matériel, on voit apparaître dans ces toiles abstraites l’espace du sentiment ou le sentiment de l’espace.
Il faut accorder une position particulière tant dans cette exposition que dans l’oeuvre de Richter au cycle 18. Oktober 1977 réalisé en 1988. Il est né d’une longue confrontation de l’artiste avec l’histoire allemande dans le contexte de la Fraction Armée Rouge. Ce cycle comprend quinze toiles réalisées d’après des photos de presse ; certaines de ces toiles — comme les trois tableaux Tote (Morte) – cherchent elles-mêmes à s’approcher d’un objet commun sous forme de variations
N’apportant aucune réponse aux questions de position politique, ces tableaux placent au contraire au premier plan l’incertitude, le doute, mais aussi le débat insistant et concentré. L’espace devient espace historique et offre à travers la contemplation l’occasion de poursuivre la réflexion sur la possibilité de représentation picturale de l’histoire.
Après s’être déjà frotté au modèle de l’histoire de l’art dans la Verkündigung nach Tizian, Richter sonde sur un plan thématique et iconographique, le rapport entre tradition et époque présente dans le cycle S. mit Kind (1995). S’appuyant sur des photos de famille, celui-ci s’interroge sur l’image de la Vierge à l’enfant.
Gerhard Richter S. mit Kind, 1995 S. et son enfant Huile sur toile, 61 cm x 51 cm Hamburger Kunsthalle, Dauerleihgabe der Stiftung für die Hamburger Kunstsammlungen © 2014 Gerhard Richter
Gerhard Richter
S. mit Kind, 1995
S. et son enfant
Huile sur toile, 61 cm x 51 cm
Hamburger Kunsthalle, Dauerleihgabe der Stiftung für die Hamburger Kunstsammlungen
© 2014 Gerhard Richter

La salle à laquelle le cycle a donné naissance en 1996 lors d’une exposition au Musée d’Art contemporain de Nîmes montre comment, malgré tous ses doutes, Richter s’accroche à ce thème et comment ce tiraillement interne va jusqu’à se refléter dans la technique picturale. En tant que groupe, ces toiles présentent une grande cohésion. Elles se distinguent ainsi des séries dont les différents tableaux, tout en explorant des motifs bien définis, peuvent être vus chacun pour soi, sous forme d’oeuvres isolées comme c’est le cas par exemple des natures mortes.
Gerhard Richter Fpondation beyeler
Avec les Spiegel (Miroirs), qui ont occupé Richter de façon croissante depuis les années 1990, le rapport à l’espace prend une nouvelle qualité. Alors qu’auparavant, on ne voyait que des peintures, c’est toute la salle d’exposition avec ses spectateurs qui se trouve au coeur de l’attention quand le regard se pose sur les vitres réfléchissantes. L’architecture des salles devient elle-même un élément des tableaux. Les différents plans — objets reflétés, salles et reflets constamment mouvants — se superposent. L’expérience du spectateur est délibérément intégrée dans l’oeuvre. La particularité physique de la surface conserve son importance, car elle ne disparaît pas derrière l’effet de miroir mais n’acquiert de qualité proprement réfléchissante que par l’application de la couleur et par le matériau du verre.
Cette exposition présente sous forme d’un espace quatre diptyques intitulés Doppelgrau (Double gris) que Richter a créés récemment. Le caractère d’objet de ces miroirs monochromes est encore accentué dans les travaux de Richter qui utilisent des vitres.
12 stehenden Scheiben (12 panneaux verticaux ) et 9 Scheiben (Kartenhaus) (9 panneaux [Kartenhaus]), de 2013 l’un comme l’autre, ménagent de nombreuses transitions entre le regard sur les vitres, à travers les vitres, et dans les reflets des vitres, c’est-à-dire entre objet, espace architectural et espace pictural
Gerhard Richter Strips
Deux tableaux de la série des Strip (2013) font eux aussi partie des plus récents travaux présentés dans cette exposition. Ils prennent pour point de départ la photo numérique d’une toile abstraite de 1990, dont des détails ont été agrandis à l’ordinateur puis réfléchis à plusieurs reprises. Les questions que se pose Richter sur le potentiel artistique de la sérialité et de la répétition acquièrent ici de nouvelles facettes. Les systèmes numériques, les combinaisons chromatiques et les possibilités de poursuite à l’infini qui avaient déjà déterminé en 1973 et en 2007 les oeuvres 1024 Farben (1024 couleurs) et 4900 Farben (4900 couleurs) également présentés dans cette exposition, sont réutilisés et reprennent le motif de la série et du cycle dont ils font un aspect immanent de l’oeuvre.
Cette exposition révèle de nombreux aspects et de nombreuses significations de la série, du cycle et de l’espace dans l’oeuvre de Richter. Elle présente aussi bien des salles thématiques que les interdépendances directes entre espace pictural et salle d’exposition dans les salles de vitres et de miroirs, en passant par des salles révélant le processus même du travail et par des espaces picturaux élargis. Le spectateur ne se déplace pas de tableau en tableau à l’intérieur de l’exposition mais de salle en salle, car chacune d’elle le place au milieu d’un ensemble cohérent. Chacune de ces salles permet d’assister à la naissance de nouveaux rapports entre les oeuvres de Richter et le contexte du lieu.
Plusieurs oeuvres isolées de l’artiste sont également disposées entre les séries en guise de contrepoint. Parmi celles-ci, des toiles qui ont acquis un caractère emblématique, comme Eisberg im Nebel (Iceberg dans la brume) de 1982, Betty de 1988
Gerhard Richter Betty, 1988 Huile sur toile, 102 cm x 72 cm Saint Louis Art Museum, Funds given by Mr. and Mrs. R. Crosby Kemper Jr. through the Crosby Kemper Foundations, The Arthur and Helen Baer Charitable Foundation, Mr. and Mrs. Van-Lear Black III, Anabeth Calkins and John Weil, Mr. and Mrs. Gary Wolff, the Honorable and Mrs. Thomas F. Eagleton; Museum Purchase, Dr. and Mrs. Harold J. Joseph, and Mrs. Edward Mallinckrodt, by exchange © 2014 Gerhard Richter
Gerhard Richter
Betty, 1988
Huile sur toile, 102 cm x 72 cm
Saint Louis Art Museum, Funds given by Mr. and Mrs. R. Crosby Kemper Jr. through the Crosby Kemper Foundations, The Arthur and Helen Baer Charitable Foundation, Mr. and Mrs. Van-Lear Black III, Anabeth Calkins and John Weil, Mr. and Mrs. Gary Wolff, the Honorable and Mrs. Thomas F. Eagleton; Museum Purchase, Dr. and Mrs. Harold J. Joseph, and Mrs. Edward Mallinckrodt, by exchange
© 2014 Gerhard Richter

ou Lesende (Femme lisant) de 1994. Elles interrompent la succession des salles et invitent à une réflexion plus approfondie sur le rapport entre oeuvre isolée et ensemble de peintures dans l’oeuvre de Richter.
texte :  Hans Ulrich Obrist commissaire de l’exposition.
photos courtoisie de la Fondation Beyeler

Journée Familles « Gerhard Richter »
Dimanche 1 juin 2014, 10h00-18h00
Courtes visites guidées de l’exposition « Gerhard Richter »
pour enfants, jeunes, adultes et familles en différentes langues.
Un jeu dans le musée et différents ateliers
invitent le public à des expériences.
Prix : gratuit pour les enfants et pour les jeunes de moins de 25 ans ;
adultes : prix d’entrée habituel du musée.
Robyn Schulkowsky
– Sur les traces de John Cage
Mercredi 2 juillet 2014, 19h00
À l’occasion de l’exposition « Gerhard Richter », la percussionniste et compositrice américaine Robyn Schulkowsky joue des pièces de John Cage. C’est avec une admiration sans fard que Gerhard Richter revient constamment à John Cage pour parler de ses compositions et de son utilisation du procédé aléatoire. Stimulé par sa musique, Richter a peint l’ensemble d’oeuvres Cage, 2006, présenté à la Fondation Beyeler. Tarif: CHF 35.-, Freunde / Art Club: CHF 15.- L’entrée du musée est incluse dans le prix.
Vox ClamantisHommage à Arvo Pärt
Mercredi 27 août 2014, 18h30
L’Ensemble Vox Clamantis a été fondé en 1996. Son répertoire comprend des chants grégoriens aussi bien que de la musique contemporaine. À la Fondation Beyeler, les chanteurs interpréteront des oeuvres d’Arvo Pärt, un compositeur que Gerhard Richter apprécie tout particulièrement. Arvo Pärt sera présent à l’occasion de ce concert.
Prix: CHF 35.-, Freunde / Art Club: CHF 15.- L’entrée du musée est incluse dans le prix.
Visite guidée publique en français
Dimanche, 29 juin 2014, 15h00–16h00
Dimanche, 27 juillet 2014, 15h00–16h00
Dimanche, 31 août 2014, 15h00–16h00
Visite guidée dans l’exposition « Gerhard Richter ». Prix: Tarif d’entrée + CHF 7.-
Visites guidées du lundi
Visites guidées thématiques de l’exposition « Gerhard Richter »
Toutes les séances ont lieu de 14h00 à 15h00
Lundi 26 mai : Séries: Grau (1975), Bach (1992), Cage (2006), Wald (2005) Lundi 23 juin : Verkündigung nach Tizian (1973), Acht Lernschwestern (1966), S. mit Kind (1995)
Catalogue
À l’occasion de l’exposition «Gerhard Richter», la Fondation Beyeler publie un catalogue en allemand et en anglais. L’édition commerciale est éditée par Hatje Cantz Verlag, Ostfildern. Ce catalogue abondamment illustré a été conçu avec la participation déterminante de l’artiste. Ce volume contient une préface de Sam Keller et de Hans Ulrich Obrist, des contributions de Hans Ulrich Obrist, Georges Didi-Huberman et Dieter Schwarz ainsi qu’une interview de Gerhard Richter réalisée par Hans Ulrich Obrist. 192 pages, 225 reproductions en couleurs, Prix : 62.50 CHF (ISBN 978-3-906053-14-1, édition anglaise : 978-3-906053-15-8). Ce catalogue sera également disponible en ligne à la Boutique de la Fondation Beyeler dès l’ouverture de l’exposition le 18 mai, sous shop.fondationbeyeler.ch
 

Auteur/autrice : elisabeth

Pêle-mêle : l'art sous toutes ses formes, les voyages, mon occupation favorite : la bulle.