Corps à corps. Histoire(s) de la photographie

Man Ray – Dora Maar 1936

L’exposition « Corps à Corps » (6 septembre 2023 – 25 mars 2024) propose un nouveau regard sur les représentations de la figure humaine en photographie, en faisant dialoguer la collection du Centre Pompidou et celle de Marin Karmitz.
Dans ce podcast/texte, la commissaire Julie Jones aborde les thèmes de l’exposition et présente plusieurs oeuvres du parcours. Scénographie : Camille Excoffon

Julie Jones  vous accompagne dans l’exposition, podcast à écouter
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Avec la rencontre de deux collections photographiques exceptionnelles – celle, publique, du Centre Pompidou – Musée national d’art moderne et celle, privée, du collectionneur français Marin Karmitz – l’exposition « Corps à corps » offre un regard inédit sur les représentations photographiques de la figure humaine, aux 20e et 21e siècles


L’exposition

Rassemblant plus de 500 photographies et documents, réalises par quelque 120 photographes historiques et contemporains, l’exposition dépasse les catégories d’étude classiques telles que le portrait, l’autoportrait, le nu ou encore la photographie dite humaniste.
Elle dévoile des particularités, des manières de voir photographiques et rend visibles des correspondances entre artistes. On leur découvre des obsessions communes, dans leur façon d’appréhender le sujet, comme dans leur approche stylistique.
Ces rapprochements peuvent éclairer une certaine pratique, à un moment précis de l’histoire, ou au contraire montrer la proximité de visions éloignées dans le temps. Les images exposées nourrissent aussi des questionnements sur la responsabilité du photographe : comment la photographie participe-t-elle à la naissance des identités et a leur visibilité ? Comment raconte-t-elle les individualités, le rapport a l’autre ?

La collection du Centre Pompidou – Musée national d’art moderne et la collection Marin Karmitz, distinctes par leur origine, leur nature, et leur fin, apparaissent ici complémentaires.
Regard public et regard privé dialoguent et construisent de nouveaux récits.
Ensemble, ils proposent une réflexion sur l’idée même de collection.
Comment une collection se construit-elle, et quelle est la part de la subjectivité dans sa constitution ?
Comment la transmettre au public ?
La collection de photographies du Centre Pompidou est devenue en près de cinquante ans l’une des plus importantes au monde. Riche de plus de 40 000 tirages et de 60 000 négatifs, elle est constituée de grands fonds historiques (Man Ray, Brassai, Constantin Brancusi ou Dora Maar), et compte de nombreux ensembles de figures incontournables du 20e siècle, comme des corpus importants de la création contemporaine. Forme aux métiers du cinéma
et de la photographie dans les années d’après-guerre et figure majeure du cinéma français, Marin Karmitz se fascine, depuis plusieurs décennies, pour la création, sous toutes ses formes.
Sa collection photographique révèle un intérêt immuable pour la représentation du monde et de celles et ceux qui l’habitent. Qu’il s’agisse des grandes figures de l’avant-garde, telles Stanisław Ignacy Witkiewicz, dont Marin Karmitz à récemment fait don d’un ensemble d’oeuvres important au Centre Pompidou, jusqu’à des figures contemporaines, comme l’artiste SMITH.

Photographes exposés (non exhaustif)

Berenice Abbott, Laia Abril, Michael Ackerman, Laure Albin-Guillot, Dieter Appelt, Richard Avedon, Alain Baczynsky, Hans Bellmer, Jacques-Andre Boiffard, Christian Boltanski, Agnes Bonnot, Constantin Brancusi, Bill Brandt, Brassai, Johannes Brus, Gilles Caron, Henri Cartier-Bresson, Mark Cohen,
Joan Colom, Antoine d’Agata, Roy DeCarava, Raymond Depardon,
Pierre Dubreuil, Hans Eijkelboom, Walker Evans, Patrick Faigenbaum,
Louis Faurer, Fernell Franco, Robert Frank, Douglas Gordon, Sid Grossmann, Raoul Hausmann, Dave Heath, Michal Heiman, Lewis Hine, Lukas Hoffmann, Francoise Janicot, Michel Journiac, Valerie Jouve, Birgit Jurgenssen,
James Karales, Chris Killip, William Klein, Josef, Koudelka, Tarrah Krajnak, Hiroji Kubota, Dorothea Lange, Sergio Larrain, Saul Leiter, Helmar Lerski,
Leon Levinstein, Helen Levitt, Eli Lotar, Dora Maar, Vivian Maier, Man Ray, Chris Marker, Daniel Masclet, Susan Meiselas, Annette Messager, Lisette Model, Zanele Muholi, Joshua Neustein, Janine Niepce, J.D. ‘Okhai Ojeikere, Homer Page, Trevor Paglen, Helga Paris, Gordon Parks, Mathieu Pernot, Anders Petersen, Friederike Pezold, Bernard Plossu, Barbara Probst, Gerhard Richter, Alix Cleo Roubaud, Albert Rudomine, Ilse Salberg, Lise Sarfati, Gotthard Schuh, Claude Simon, Lorna Simpson, SMITH, W. Eugene Smith, Stephanie Solinas,
Annegret Soltau, Jo Spence, Louis Stettner, Paul Strand , Christer Stromholm, Josef Sudek, Val Telberg, Shōmei Tōmatsu, Jakob Tuggener, Ulay, Johan van der Keuken, Leonora Vicuna, Roman Vishniac, Andy Warhol, Hitomi Watanabe, Weegee, William Wegman, Koen Wessing, Nancy Wilson-Pajic, Stanisław Ignacy Witkiewicz…

Ensemble(s) : collections et regards croisés.

Entretien de Julie Jones avec Marin Karmitz

Marin Karmitz et Julie Jones au Centre Pompidou, commissaires de l’exposition Photo c Didier Plowy

Extrait du catalogue de l’exposition :

J.J. Nous commencons l’exposition par un face-a-face entre les portraits en plan très rapproché que Stanisław Witkiewicz réalise dans les annees 1910 et les photographies que Constantin Brancusi prend de ses premières ≪ têtes ≫ sculptées a la même époque.
Ils introduisent un ensemble de visages photographies par d’autres, comme Lewis Hine, Helmar Lerski, Dora Maar, Roman Vishniac, Johan van der Keuken, Paul Strand ou Daniel Masclet, parfaitement modelés par la lumière et l’ombre, par le cadrage, grâce auxquels des identités particulières émergent. Nous concluons l’exposition par la présentation de ≪ fantômes ≫, soit des individualités indéfinies, dissolues.
Qu’évoque pour vous ce passage ?

M.K. Le poids des évènements historiques traumatiques que nous avons traversés et traversons aujourd’hui influe inexorablement sur notre conception du corps, sur notre vision de l’autre et de nous-mêmes. La dissolution de l’individu, avec toute sa complexité, toutes ses particularités, tout ce qui le rend unique me semble être d’une terrible actualité. Comment redonner vie a cet individu ? Si l’on veut sortir de la nuit, et aller vers le jour, il faut résister, essayer de se libérer. Il faut créer. C’est une forme de responsabilité. Il faut réapprendre à voir.

Les premiers visages

Par la photographie, nous appréhendons le corps et entrons dans son intimité. L’image du visage, en particulier, éclaire le rapport à l’autre. Comme le disait le philosophe Emmanuel Levinas :
« […] il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer ».
Au début du 20e siècle, le visage pris en plan rapproché devient un motif récurrent dans l’œuvre photographique des avant-gardes. Le cadrage comme le jeu dramatique des lumières et des ombres renforcent l’impression de présence du sujet. Traité hors de tout contexte (individuel ou social), le visage anonyme devient prétexte à des études formelles. Pour d’autres photographes, dont la démarche relève davantage du documentaire social, photographier le visage est un acte d’engagement, une manière de rendre visible la personne. Pour tous, l’émergence de ces visages impose un face-à-face qui assure au sujet son identité autant qu’il la questionne.

Automatisme ?

Les photomatons apparaissent dans les années 1920, d’abord aux États-Unis, puis en Europe. Cette photographie pauvre, automatique et sans auteur fascine très tôt les artistes surréalistes. La cabine de prises de vues, espace restreint devenu petit théâtre, est prétexte à de multiples grimaces, à des portraits extatiques, les yeux fermés, têtes décoiffées ou à des portraits de groupe indisciplinés. Ainsi, dès ses origines, cette photographie populaire, alors au service des méthodes modernes de contrôles administratif et policier, est détournée en un nouvel espace de liberté et de révolte. De nouveau dans les années 1960, période marquée par le développement des arts performatifs, et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux artistes s’emparent de cette esthétique, voire du dispositif même. Ils dénoncent ainsi les carcans imposés par la société contemporaine via la bienséance et la persistance des stéréotypes culturels comme identitaires. Jouant, parfois non sans humour, avec ses codes (frontalité, anonymat, sérialité…), tous renversent les rapports de pouvoir en soulignant la multiplicité et la complexité des subjectivités.

Fulgurances

Intermédiaire entre le photographe et le photographié, l’appareil de prises de vue transforme la manière de percevoir l’autre. À l’affût, le photographe attend l’apparition de l’image :

sa vision, humaine, devient photographique ; il pense le réel par son cadre, puis il le met « en boîte ». L’appareil lui permet de saisir un instant, de capter l’autre, de le posséder par son image. Cette présence au monde si particulière a souvent été comparée aux pratiques de la chasse ou de la collection. Mais cette traque agit aussi parfois comme un révélateur. Visionnaire plus que voyeur, le photographe perçoit et isole des individualités, il met en lumière des anonymes perdus dans la foule. Par une attention aux atmosphères et à l’intimité des regards et des gestes, il donne à voir des rapports humains.
« La photo, affirmait Chris Marker en 1966, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et – clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel. »

Fragment

Morcelé par le cadrage – lors de la prise de vue et/ou lors du tirage de l’épreuve –, l’individu devient objet anonyme. Tête, main, doigt, œil, oreille, jambe, torse, pied, cou, bouche, sexe, peau, sein, nombril, cheveux…, ces morceaux de corps et d’épiderme se transforment

     Henri Cartier Bresson l’Araignée d’amour 1934, collection Marin Karmitz

en paysages incertains, parfois inhospitaliers. L’observateur échoue cependant à détourner son regard, tant la sensualité des corps y est décuplée. Le rapport photographe/photographié apparaît comme résolument déséquilibré ; la femme, objectivée, est sans conteste un motif récurrent dans ce type d’image. Nombre d’artistes ont néanmoins su utiliser cette même rhétorique de la fragmentation pour dénoncer la persistance de l’inégalité des rapports de pouvoir et de contrôle dans la société contemporaine. Si ces images-fétiches racontent le désir, elles peuvent aussi encourager, tout simplement, à mieux voir : la grâce et l’élégance d’un geste, d’un corps au travail, d’un corps au repos, d’un corps souffrant ou d’un dialogue silencieux entre deux êtres.

 
   
En soi

Absorbées dans leurs pensées, rêveuses, contemplatives ou soucieuses, conscientes ou non d’être saisies par l’appareil, ces personnes existent au-delà de leur image. Effacé, le photographe semble n’être qu’un témoin impassible, extérieur aux instants et aux intériorités qu’il enregistre. Si ces prises de vue peuvent être spontanées, l’observation (celle du photographe et celle du regardeur) y paraît plus longue, plus posée, plus « picturale ». Certains photographes peuvent mettre en scène leur invisibilité par un dépouillement stylistique (frontalité, neutralité des tons, dispositif sériel…) ; d’autres, confessant une empathie absolue envers le sujet, privilégient un usage dramatique du cadrage Bernard Plossu
et des jeux de clair-obscur. Ces images sont souvent celles de solitudes, d’états mélancoliques ou de corps en transe. Elles appellent un hors-champ inaccessible tant, chez le regardeur, le sentiment d’être étranger à la scène domine la lecture.

Intérieurs

En 1967, le philosophe Michel Foucault forge le terme d’« hétérotopie » pour définir un lieu à part au sein d’une société, régi par des règles, des fonctionnements et des temporalités qui lui sont propres. Asiles psychiatriques, prisons, cimetières, musées, théâtres, cinémas, villages de vacances, lieux de culte… L’hétérotopie a des fonctions et des natures diverses : elle peut accueillir l’imaginaire, être espace de liberté comme de mise à l’écart. Elle révèle d’autres manières de vivre ensemble et de penser le monde. Pourquoi photographier ces lieux clos et autonomes ?

                             Smith
Comment représenter ces corps collectifs, quel portrait réaliser de l’individu au cœur de ceux-ci ? Parfois, les photographes veillent à garder ce qu’ils estiment être une juste distance ; certains participent entièrement à ce qu’ils enregistrent en partageant, souvent sur un temps long, la vie de ces autres. Leurs images dévoilent des sphères intimes, des corps contraints, des corps libérés, des dépendances mais aussi des lieux de contestations sociales et politiques. Toutes donnent une voix à des identités souvent condamnées à l’invisibilité par la société contemporaine.

 
   
Spectres

Dissimulation des corps, enregistrements de reflets, utilisation du flou, recours au photomontage…, ces procédés, aussi divers soient-ils, mettent tous en scène une forme de disparition. Si l’image enregistre, fixe et donne à voir des identités, celles-ci paraissent dissolues et indéterminées, telles des fantômes. Les particularités individuelles s’effacent au profit d’une anatomie collective indéfinie et d’un « fluide » intangible : le corps devient matière anonyme. Faire une image de ces mutations implique un rapport au réel et au photographique plus incertain. Ce qui importe n’est plus de capter l’instant, mais de donner à voir l’expérience d’une transition : la lumière, l’ombre et le cadre perdent leurs fonctions traditionnelles ; ils sont utilisés ici pour souligner un passage. Chacune à leur manière, ces photographies montrent comment la conception de la figure humaine se transforme au contact des autres,des événements historiques et contemporains, parfois traumatiques. Si elles témoignent souvent d’une violence à l’égard du corps, elles peuvent aussi accompagner sa possible renaissance.

Informations pratiques

Le Centre Pompidou
75191 Paris cedex 04

+ 33 (0)1 44 78 12 33

Métro :
Hôtel de Ville, Rambuteau RER Châtelet-Les-Halles

Horaires
Exposition ouverte tous les jours de 11h à 21h,
sauf le mardi.

Auteur/autrice : elisabeth

Pêle-mêle : l'art sous toutes ses formes, les voyages, mon occupation favorite : la bulle.

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