Wayne Thiebaud, l’artiste des tentations

 Girl with Pink Hat, 1973
A la Fondation Beyeler à Riehen du 29 janvier – 21 mai 2023 
L’exposition « Wayne Thiebaud » est dirigée par Ulf Küster, Conservateur en chef à la Fondation Beyeler. Commissaire assistante : Charlotte Sarrazin.
Un magnifique catalogue de l’exposition a été conçu par Bonbon (Zurich) et paraît en allemand et en anglais aux éditions Hatje Cantz, Berlin. 
Cet ouvrage de 160 pages comprend, entre autres, des contributions de Janet
Bishop et de Ulf Küster, ainsi que la dernière interview de Wayne Thiebaud datant de 2021, réalisée par Jason Edward Kaufman.

Venir à la Fondation Beyeler est toujours un bonheur, vous êtes accueillis par le traditionnel bouquet de fleurs. Grâce aux baies vitrées le paysage pénètre favorablement dans le white cube.

« J’essaie toujours de placer un peu de chaque couleur dans autant de zones de l’image que possible, afin de créer une sorte d’aura, presque comme la lumière du soleil ou un effet arc-en-ciel »
Wayne Thiebaud

Avec Wayne Thiebaud (1920–2021), la Fondation Beyeler consacre une rétrospective à un peintre contemporain d’exception. Largement inconnu du public en Europe, Thiebaud jouit depuis longtemps d’une grande popularité
aux États-Unis. À travers ses natures mortes aux pastels envoûtants, mettant en scène des objets du quotidien, Thiebaud invoque les promesses du
« American Way of Life ». Parallèlement, ses portraits étonnants ainsi que ses paysages urbains et ruraux aux perspectives multiples témoignent de la
polyvalence de ce peintre à la technique brillante.

Composée de 65 tableaux et dessins issus de collections privées et publiques, principalement américaines, cette rétrospective présente les ensembles d’oeuvres majeures de l’artiste, et invite les visiteurs à découvrir sa technique picturale unique ainsi que son
approche toute personnelle de la couleur. Célèbre aux États-Unis pour ses natures mortes, Thiebaud explore les possibilités d’expression picturale à la frontière entre le monde visible et le monde imaginaire, créant ainsi
un langage iconographique unique et très personnel, oscillant entre ironie, humour, nostalgie et mélancolie.
Les oeuvres de Thiebaud appellent un regard précis. Tout d’abord nous apparaissent les sujets tirés du quotidien, étalages de pâtisseries ou machines à sous ; dans ce sens, Thiebaud est un représentant du pop art.

Mais en regardant de plus près, chaque sujet se dissout en un vaste éventail d’innombrables couleurs et nuances, dont seule l’agrégation produit une image reconnaissable.
C’est ainsi moins le sujet que la manière de peindre qui se trouve au coeur de l’oeuvre de Thiebaud.
Toute sa vie, Thiebaud s’est consacré principalement à trois thématiques : les choses, les personnes et les paysages. L’exposition donne à voir ses peintures à l’huile et à l’acrylique ainsi que ses dessins. Les frontières entre représentation et abstraction y sont fluides : par son usage sophistiqué de la couleur, Thiebaud soumet tous les éléments d’une image à un processus d’abstraction, générant ainsi une expérience unique de la couleur.

Précurseur du pop art

Wayne Thiebaud compte parmi les représentants majeurs de l’art figuratif américain et s’inscrit ainsi dans la tradition de peintres tels que Edward Hopper et Georgia O’Keeffe. Il découvre très tôt son intérêt pour les bandes dessinées et les dessins animés, travaille brièvement dans le département des films d’animation des studios de Walt Disney, et plus tard en tant que graphiste publicitaire et dessinateur commercial.
De 1949 à 1953, il étudie les arts à l’université d’État de San José et à l’université d’État de Californie à Sacramento. Tout au long de sa vie, il est resté actif dans l’enseignement et a formé plusieurs générations d’artistes. Thiebaud a évolué à l’écart des grandes métropoles de l’art et a peint indépendamment des
mouvements artistiques dominants du moment. En raison de son intérêt pour les objets de la culture populaire, il est souvent associé au pop art – une classification qu’il a toujours refusée. Compte tenu de sa propre vision de l’esthétique de la production de masse et de son intérêt pour la peinture, Thiebaud devrait plutôt être qualifié de précurseur du pop art. Il a lui-même désigné Diego Velázquez, Paul Cézanne, Henri Rousseau et Piet Mondrian comme ses modèles; mais en tant que cartooniste, il a également été fortement
influencé par les graphistes publicitaires et les créateurs d’affiches.

Les sujets

On retrouve dans les tableaux de Thiebaud de nombreux motifs de la vie quotidienne, reflet du style de vie américain, tels que des distributeurs de chewing-gum, des gâteaux aux couleurs vives, des autoroutes entrelacées, souvent plongées dans la lumière du soleil de la côte ouest…

Au premier coup d’oeil, ses tableaux semblent presque simplistes voire caricaturaux. Cependant, en y regardant de plus près, on constate rapidement une dimension supplémentaire. Ses compositions sont formées d’un spectre illimité de couleurs souvent intenses et lumineuses qui font passer le motif à l’arrière-plan. Les frontières entre figuratif et non-figuratif restent floues, dans la mesure où Thiebaud soumet son motif à un processus
d’abstraction par le biais de l’utilisation ciblée de la couleur. Ce qui l’intéresse au premier plan, ce sont bien plus les possibilités offertes par la technique picturale, et en particulier par la couleur. Il a un sens incroyable de la composition, digne d’un major de promotion d’une école d’art élite.

Les oeuvres majeures

L’exposition de la Fondation Beyeler consacrée à Wayne Thiebaud présenter les ensembles d’oeuvres majeurs du peintre, regroupés par thèmes et salles – notamment des natures mortes, des compositions de figures, ainsi que des paysages urbains et fluviaux. L’exposition s’ouvrira sur trois de ses oeuvres
clés :Student, 1968, 35 Cent Masterworks, 1970, et Mickey Mouse, 1988. Le Mickey de Thiebaud reflète l’attachement de l’artiste à la culture pop américaine du début des années 60. Dans une large mesure, ce célèbre personnage de bande dessinée est l’antithèse des canons traditionnels de l’art occidental et incarne pour ainsi dire la quintessence du « pop ».

Student illustre de manière exemplaire les principes de l’art du portrait. On y voit une jeune femme assise sur une chaise, face au spectateur, le regard fixe. Malgré l’apparente insistance de son regard, en l’observant de plus près, sa singularité s’estompe et la puissance des couleurs se superpose à la perception de sa personne. Cette impression de distance se renforce au fur et à mesure que l’on s’approche du tableau: chaque trait individuel de cette jeune femme semble se fondre dans des myriades de combinaisons de couleurs éclatantes.


Dans 35 Cent Masterworks, Thiebaud a rassemblé ses modèles artistiques: douze oeuvres majeures de l’histoire de l’art y sont soigneusement
disposées sur une étagère à revues. Comme l’indique une étiquette de prix,
le Tableau n° IV de Mondrian, les Nymphéas de Monet et la Nature morte à la guitare de Picasso sont disponibles, ainsi que tous les autres tableaux, pour seulement 35 centimes. En connaisseur et amateur d’histoire de l’art, Thiebaud
s’interroge ici, avec humour, sur la « valeur » des chefs-d’oeuvre qu’il admire, et, dans le même temps, lance le débat sur le rapport entre original et reproduction. Sa compilation de tableaux révèle en outre une affinité avec la collection de la Fondation Beyeler.

Les natures mortes

Une salle d’exposition entière est consacrée à l’ensemble d’oeuvres le plus célèbre : les natures mortes.
Friandises sucrées alignées sur des étals, dans des vitrines ou joliment présentées sur des assiettes.
Jouets, animaux en peluche et cornets de glace rappelant les plus grandes tentations de l’enfance.

Pie Rows, 1961, représente des parts de gâteaux disposées les unes à côté des autres et les unes derrière les autres jusqu’à former un motif. Par leur pouvoir de séduction et leur nature sucrée, ces desserts ont à la fois un effet apaisant et une emprise irrésistible sur le spectateur. Thiebaud parvient ainsi à démasquer
le caractère prétendument inoffensif des aliments et des objets représentés, et exposer la disponibilité quasi illimitée de ces composantes majeures de notre comportement de consommation.

Le jeu

Dans une autre salle, les machines à sous constituent le motif principal des oeuvres exposées.

Jackpot, 2004, présente le fameux jeu de hasard « bandit manchot » des casinos qui, pour une somme modique, promet une chance de gagner le gros lot. À l’instar des gâteaux ruisselants de sucre, cette nature morte attire également par les accès d’exaltation secrète qu’elle déclenche.
Par ailleurs, les pots en métal poli aux coulées de peinture dégoulinante ou encore les bâtonnets de pastels multicolores marquent la fin du thème
« Nature morte », et renvoient à un autre motif: la relation intime entre le travail quotidien de l’artiste et son matériel.

Les personnages

Les compositions de figures de Thiebaud manifestent une affinité étroite avec les natures mortes de l’artiste: les personnes sont certes représentées de manière réaliste, mais dans des postures inhabituelles
et statiques – immergées dans une baignoire d’où ne sort que la tête posée en arrière sur le rebord;

agenouillées côte à côte en maillot de bain, le visage impassible face au spectateur; ou encore assises par terre les jambes écartées, un cornet de glace à la main. Girl with Pink Hat, 1973, rappelle les grands
classiques de la Renaissance, notamment les portraits célèbres de Botticelli ou encore de Giorgione. (image du début)
Mais à la différence de ces derniers, les contrastes de complémentaires et les contours aux couleurs vives font resplendir « La Fille au chapeau rose ».


Eating Figures, 1963, en revanche, est sous-tendu par ce comique
que l’on retrouve dans de nombreux tableaux de Thiebaud : un homme en costume et une femme en robe sont assis très près l’un de l’autre sur des tabourets de bar et regardent apparemment sans plaisir les hotdogs
qu’ils tiennent à la main. L’appétit vorace généralement associé au fast food et le plaisir habituellement conféré à cet en-cas populaire sont ici poussés à l’absurde au biais de l’ironie.

Les paysages

Les tableaux de villes et de paysages de Wayne Thiebaud sont moins connus. Rock Ridge, 1962, et Canyon Mountains, 2011–2012, représentent des parois rocheuses abruptes qui descendent de hauts plateaux sur lesquels s’étendent parfois des paysages peints de manière détaillée. Dans les années 1960,
Wayne Thiebaud se lance dans la peinture de paysages. Il se concentre alors sur des représentations époustouflantes de San Francisco, des perspectives aériennes aplaties vues à vol d’oiseau sur le delta de fleuve Sacramento, ainsi que des panoramas imposants de sommets et de chaînes montagneuses de la
Sierra Nevada. Les abîmes mis en scène donnent l’impression de plonger dans un gouffre de couleurs.


Pour ses peintures de paysages urbains, Thiebaud s’est largement inspiré de San Francisco. Il a illustré la ville, avec ses collines en montagnes russes et ses rues escarpées, de manière fantaisiste, à l’aide de forts contrastes et de compositions dominées par des diagonales. L’inclinaison vertigineuse des rues plonge les observateurs dans un étonnement à couper le souffle et les amène à se demander si ces routes sont réellement praticables ou carrossables. Il s’agit d’images symboliques et emblématiques du paysage urbain nord-américain contemporain, marqué par un réseau routier dense et des agglomérations, où même la nature la plus inhospitalière est domptée et aménagée par l’homme, et semble étrangement vidée de sa substance.


Les tableaux plus tardifs Ponds and Streams, 2001, Flood Waters, 2006–2013, ou encore White Riverscape, 2008–2010, mettent en scène des lacs et des paysages fluviaux artificiels.
À partir des années 1990, Wayne Thiebaud puise son inspiration dans les surfaces agricoles intensives situées à proximité de son domicile de Sacramento pour créer une série de motifs panoramiques.
Ponds and Streams présente un paysage cultivé typique de la Californie du Nord, loin des régions habituellement fréquentées par les touristes. Champs, bosquets, bassins et étendues d’eau ne reflètent pas fidèlement la topographie des lieux, mais représentent plutôt une composition fragmentée et arbitraire,
nourrie de nombreux souvenirs, transfigurée par l’usage des couleurs.
Dans chacune de ses oeuvres, Thiebaud joue et compose avec les impressions tirées de son quotidien. Il donne vie à des gâteaux, des paysages et des personnes de manière unique, grâce à ses palettes de couleurs scintillantes, ses contrastes harmonieux et ses traits d’une grande originalité. Les motifs choisis
semblent humoristiques et ironiques: à l’instar des bandes dessinées, ils font sourire, divertissent ou ramènent à l’émerveillement de l’enfance. Cependant, les peintures de Thiebaud exhalent dans le même temps une forme de nostalgie, de mélancolie. Passés les premiers instants de ravissement ou d’euphorie à
la vue des somptueux étals de gourmandises ou de peluches, une pointe de tristesse se glisse parfois subrepticement dans la contemplation – une nostalgie des temps anciens ou d’un amour depuis longtemps disparu.
Au-delà de la mélancolie, les tableaux de Thiebaud suscitent également un malaise grandissant devant l’artificialité de ses natures mortes, de ses figures et de ses paysages. À la lumière des évolutions sociales actuelles, l’absence d’une dimension naturelle et saine dans les peintures de Thiebaud
saute aux yeux – de sorte que les univers picturaux de l’artiste, malgré toutes leurs promesses et leurs couleurs somptueuses, peuvent également être perçus comme des lieux artificiels, solitaires et toxiques.
Wayne Thiebaud est né le 15 novembre 1920 à Mesa, en Arizona, et a grandi principalement à Long Beach, en Californie. Ses ancêtres faisaient partie des premiers colons de confession mormone qui se sont
installés dans l’Utah au milieu du XIXe siècle. Pendant la Grande Dépression, Thiebaud et sa famille sont retournés temporairement dans l’Utah, où ils se sont occupés d’une exploitation agricole. À partir de 1935,
Wayne Thiebaud fréquente le lycée, où il croque et caricature déjà ses camarades de classes ainsi que ses professeurs. Au cours de l’été 1936, il travaille dans le département d’animation des studios de Walt
Disney, où il apprend entre autres à dessiner Mickey Mouse. Pendant son service militaire, il crée la série de bandes dessinées Aleck pour le bulletin d’information de la base de Mather Field, et réalise des affiches
et des peintures murales. Cette période marque le début de sa carrière de peintre. Entre 1949 et 1953, Thiebaud étudie l’art à l’université d’État de San José et à l’université d’État de Californie à Sacramento – où il joue également au tennis, une passion qui l’accompagnera toute sa vie. Alors qu’il est encore
étudiant, ses oeuvres sont présentées lors d’une exposition individuelle à la Crocker Art Gallery de Sacramento en 1951; la même année, il accepte un poste d’enseignant au Sacramento City College.
Thiebaud jouira également d’une excellente réputation en tant que professeur de peinture. Il formera plusieurs générations d’artistes, dont Bruce Nauman, qui fut également son assistant à l’université de Californie à Davis. Lors d’un séjour à New York dans les années 1950, il fait la connaissance de Willem et Elaine de Kooning; en 1962, Thiebaud expose pour la première fois ses oeuvres à la prestigieuse Allan
Stone Gallery de New York. Dix ans plus tard, Harald Szeemann présente ses travaux à la Documenta 5 de Kassel, une manifestation majeure sur la scène de l’art contemporain. En 1978, le musée d’art moderne et contemporain de San Francisco présente l’exposition « Wayne Thiebaud: Recent Work ». Le Whitney
Museum de New York lui consacre une rétrospective en 2001.

Pratique
Horaires d’ouverture de la Fondation Beyeler: 
tous les jours 10h00–18h00,
le mercredi jusqu’à 20h00
Accès
Depuis la gare SBB tram n° 2 jusqu'à Messe Platz
puis tram n° 6 arrêt Fondation Beyeler

Auteur/autrice : elisabeth

Pêle-mêle : l'art sous toutes ses formes, les voyages, mon occupation favorite : la bulle.