Je dois dire d’entrée, que de pénétrer à la Dogana, bâtiment du XVIIème siècle, si particulier et emblématique, réveille en moi une émotion fébrile.
Il a ainsi changé de fonction pour la première fois de son histoire, abandonnant les trafics commerciaux pour accueillir des productions majeures de l’art contemporain et devenir un lieu pour les partager avec le public. Il semble encore résonner de son passé.
Slip of the Tongue, c’est la langue qui fourche
– Un train qui bifurque pour prendre la route qui ne mène pas à Rome,
Mais à Venise, à la Pointe de la douane – La punta della Dogana.
Voilà le titre de l’exposition
Slip of the Tongue : lapsus.
Visite sonore avec France Musique
Elle est organisée par l’artiste d’origine vietnamienne Danh Vō (né en 1975), en collaboration avec Caroline Bourgeois.
C’est la première fois que la fondation Palazzo Grassi – Punta Della Dogana – Pinault Collection invite un artiste à jouer le rôle de commissaire.
Le nom de l’exposition, « Slip of the Tongue », est emprunté à l’artiste Nairy Baghramian (né en 1971), qui a beaucoup échangé avec Danh Vō. L’exposition semble tenter de « cartographier l’amitié ».
Le clou du spectacle : deux ensembles extraordinaires exécutés par l’artiste américaine Nancy Spero (1926-2010).
Certains projets présentés combinent les dimensions personnelles et sociales des relations entre artistes. Certains artistes n’ont jamais rencontré Danh Vō, comme Felix Gonzalez Torres (2009, Wiels Contemporary Art Centre, Bruxelles), Martin Wong (2013, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), et son amie Julie Ault (2013, Artists Space, New York).
Ces notions permettent de tisser des liens entre les œuvres sélectionnées au sein de la collection Pinault ; des œuvres par Bertrand Lavier, Tetsumi Kudo, Lee Lozano… La conversation se poursuit entre les 35 artistes invités par Danh Vō, à laquelle une photo de Robert Manson donne un tournant remarquable.
L’exposition « Slip of the Tongue » trouve une résonnance particulière à Venise, ville carrefour entre tradition et modernité, dont l’histoire a toujours été marquée par un équilibre instable entre division et communion. Cette résonnance est accentuée par le choix de Danh Vo d’insérer dans le parcours de l’exposition un dialogue entre des oeuvres contemporaines et des oeuvres plus anciennes provenant de l’Institut d’Histoire de l’Art de la Fondation Giorgio Cini et des Galeries de l’Accademia. Ces prêts s’inscrivent dans le lien de collaboration étroite et de développement de synergies qui s’est tissé entre Palazzo Grassi – Punta della Dogana et les deux institutions vénitiennes depuis 2014. Ils résultent, par ailleurs, du dialogue fructueux qui a eu lieu entre l’artiste Danh Vo et Luca Massimo Barbero à la Fondazione Giorgio Cini et Giulio Manieri Elia aux Galeries de l’Accademia. extrait Elisabeth Lebovici
Le musée est une bouche dans laquelle nous rentrons avec nos regards.
Nos yeux se posent sur la bouche de Bertrand Lavier,
Mais la langue est instable et nos corps glissent.
L’exposition parle des rencontres impromptues qui se créent entre une bouche, un mot, l’art et la grande histoire.
Slip of the Tongue, c’est le glissement qui fait qu’un frigo devient une œuvre d’art ou qu’une peinture de Giovanni Bellini de la Renaissance se retrouve découpée et recardée pour devenir autre chose.
L’histoire est une suite de malentendus,
Et l’art est un élastique, qui s’étend, s’étire, prenant de ci delà une légende, un cadre, un carton.
Les hybridations du temps créent des surprises que des bouches nous disent – Par le biais d’un choix d’oeuvres dans la collection Pinault – Oeuvres déracinées sélectionnées par Danh Vo – artiste, curator de l’exposition.
Codex Artaud XVII (détail), 1972
© Nancy Spero, Courtesy Galerie Lelong, New York 12
C’est dans les mots d’Antonin Artaud, artiste engagé et enragé, que Nancy Spero trouva les moyens d’exprimer toute cette colère et cette frustration de sa condition de “femme-artiste“ dans les années 60/70.
Il n’était pas dans mon intention de composer des images qui viendraient illustrer les textes, mais bien de continuer à fracturer les écrits déjà fracturés d’Artaud. Fracturés par la perte de son esprit
au fil des séances d’électrothérapie, par le non-être, par la peur de perdre sa langue ; son
amertume face à son isolement exprimée dans des commentaires tels que :
“On lit les mémoires des poètes morts, mais, vivant, ils ne vous passeront même pas un verre d’opium ou une tasse de
café.”
Les citations que j’ai incluses portent surtout sur un désaveu de l’existence ou du monde matériel – un désaveu d’une vie passée dans un monde d’ombres et d’obscurité. J’ai volontairement employé les oeuvres d’Artaud pour exprimer un dégoût existentiel. La voix de “l’autre” (quoique masculin) me fournissait un outil capable de porter ma voix d’artiste réduite au silence. Néanmoins, j’ai préféré utiliser le texte original, en français, et, ce faisant, ne pas faciliter la lecture des citations. Le Codex Artaud se compose de couches superposées, il comporte des références “artistiques” : images tant égyptiennes, romaines que celtiques, autoportraits au miroir imaginaire de Léonard de Vinci, images renvoyant implicitement à mes oeuvres passées, auxquels
s’ajoutent des textes tapés à la machine comme s’il s’agissait de poésie concrète, et ainsi de suite.
Les images grotesques représentant des figures rêvées dans des cauchemars donnent les clés pour comprendre un langage qui sonderait du regard un abysse. Ces figures sont autant d’extensions des textes, dans le sens où je destinais ceux-ci à faire office de hiéroglyphes. Nancy Spero
En 1987, Andres Serrano travaille à des photographies immergées dans des
fluides corporels. Il expérimente en versant du sang dans un récipient de
lait et en prenant la photo en même temps (Bloodstream, 1987). Il produit
des images monochromes de sang, de lait, ou d’urine comme « pigments purs »
(Blood, Milk, Piss). L’artiste construit des récipients en Plexiglas, qu’il remplit de
ces liquides, conservant ses matériaux dans des bouteilles de lait vides
entreposées dans la salle de bains du petit appartement où il vit alors. Cherchant
à produire quelque chose qui soit à la fois abstrait et une représentation –
une couleur et une substance – Serrano cadre ses photographies de façon
à ce que les bords des récipients ne soient pas visibles.
Livret guide de l’exposition
Slip of the tongue
Jusqu’au 31 décembre 2015
A la Punta della Dogana de Venise
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Difficile à appréhender aussi, à définir s’il y a un fil rouge entre les oeuvres, merci Michèle pour ton passage ici
Un thème insolite et stimulant. Merci Elisabeth !