L’exposition se termine le 18 avril
Le Centre Pompidou propose une traversée inédite de l’œuvre de l’artiste allemand Anselm Kiefer. Cette rétrospective, la première en France depuis trente ans, invite le visiteur à parcourir toute la carrière de Kiefer, de la fin des années 1960 à aujourd’hui, avec cent cinquante œuvres dont une soixantaine de peintures choisies parmi les chefs-d’œuvre incontournables. L’œuvre de Kiefer invite avec intensité le visiteur à découvrir des univers denses et variés, de la poésie de Celan à la philosophie de Heidegger, des traités scientifiques à l’ésotérisme. Installations et peintures monumentales voisinent avec des œuvres sur papier et des objets à la résonance plus intime.
mes billets précédents sur Anselm Kiefer
au musée Würth
Anselm Kiefer Monumenta
Anselm Kiefer au Louvre
Entretien avec Anselm Kiefer par Jean-Michel Bouhours, Conservateur, chef de service des collections modernes, musée national d’art moderne, commissaire de l’exposition
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Jean-Michel Bouhours – Votre dernière exposition rétrospective à Paris remonte à 1984, une exposition conçue en Allemagne et présentée au musée d’art moderne de la Ville de Paris…
Anselm Kiefer – Il ne s’agissait pas d’une « rétrospective » parce que j’étais encore trop jeune pour cela.
JMB – L’exposition du Centre Pompidou invite pour la première fois en France à découvrir l’ensemble de votre œuvre. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette exposition ?
AK – D’abord, c’est très contraignant de faire une rétrospective parce qu’il faut revoir les anciens tableaux, revenir sur le passé. Je préfère regarder le futur. Mais il y a des surprises : on voit les œuvres différemment après toutes ces années, la vision change, le public aussi. Je deviens moi-même spectateur de tableaux que j’ai peints il y a plus de quarante ans. Mon idée du temps est que plus on retourne vers le passé, plus on va vers le futur. C’est un double mouvement contradictoire qui étire le temps…
JMB – Le principe de l’exposition est, me semble-t-il, un exercice difficile pour vous : sortir les œuvres de l’atelier alors que votre mode opératoire consiste plutôt à les retenir, voire à les enfouir temporairement pour que le temps fasse aussi son travail…
AK – Au contraire, ça m’aide beaucoup. J’aime exposer mes œuvres. Par exemple, à Barjac, j’ai même construit des bâtiments pour exposer mes tableaux. Je trouve absolument nécessaire qu’ils sortent de l’atelier. On peut alors voir ce qui est faux, ce qui est bien.
JMB – Nécessité de la séparation avec l’œuvre, du regard des autres ?
AK – Je dirais même de la collaboration avec les autres.
JMB – Miró avait utilisé l’expression « assassiner la peinture » à un moment où il cherchait à introduire le réel dans sa peinture, sous la forme de minéraux et notamment de sable. Voyez-vous une filiation entre votre travail et ces avant-gardes historiques ?
AK – L’anti-art… À la fin des années 1960, quand j’étudiais à l’académie des beaux-arts de Karlsruhe, j’avais arpenté tous les ateliers pour les inciter à arrêter de peindre ! Parfois, il faut savoir adopter une posture radicale pour pouvoir recommencer.
JMB – Les systèmes hermétiques, l’alchimie ou la Kabbale, leur symbolique des matériaux ont enrichi votre peinture, en introduisant de nouveaux matériaux : le plomb, la cendre, la chimie électrolytique…
AK – Lorsque j’étais étudiant à Fribourg, j’ai utilisé de la nourriture, des pâtes, j’ai collé les pâtes sur la toile avec du vernis à ongles. C’était un peu pervers, n’est-ce pas ? Mais c’était pas mal. J’ai aussi utilisé des lentilles, des œufs… Cela fait très longtemps. J’ai travaillé avec des matériaux non conventionnels bien avant les années 1980. Je ne suis pas un peintre de l’art pour l’art. Je ne fais pas de la peinture pour faire un tableau. La peinture, pour moi, c’est une réflexion, une recherche […] et pas une recherche sur la peinture. J’étais très heureux, par exemple, quand j’ai découvert la mythologie juive à Jérusalem, et en même temps l’alchimie, parce que la Kabbale et l’alchimie se rejoignent… Je voyais enfin une raison de peindre. L’une de mes motivations pour peindre, c’était aussi l’histoire allemande. C’était une recherche sur moi-même, sur ce que je suis, où je suis né, etc. Et puis après j’ai cherché une autre raison parce qu’il me fallait toujours une raison. Je ne peux pas faire une peinture pour que ce soit une peinture. Matisse n’a pas fait de la peinture pour la peinture.
JMB – L’autoportrait est une question qui surgit à deux moments dans votre œuvre. Fin des années 1960, avec la série des « Occupations » et des « Symboles héroïques », vous endossez, vous incarnez ce que vous considérez être votre responsabilité vis-à-vis de l’histoire. Dans les années 1980, non plus « droit dans vos bottes », vous êtes couché dans une posture de yoga dite « du cadavre ». De l’un à l’autre de ces moments, n’est-ce pas toujours le travail du deuil ?
AK – En effet, c’est un travail de deuil mais c’est aussi un travail « dada »… Parce que quand j’ai la main levée, c’est un peu comme Chaplin… Ce n’est pas seulement sérieux, c’est aussi… comment dit-on ?
JMB – De la dérision ?
AK – Oui, une parodie, une satire… En revanche, lorsque je suis allongé dans cette posture de yoga, c’est en lien avec le bouddhisme, avec le sentiment d’être englouti dans la nature qui se reforme. Tu meurs, ton cadavre se dégrade dans la nature et nourrit l’arbre. C’est plus lié à la question des cycles biologiques, de l’histoire du cosmos, oui c’est ça, l’histoire du cosmos.
JMB – Vous êtes récemment revenu à l’histoire allemande avec « Morgenthau Plan », travaux que l’on a vus voilà trois ans à la galerie Gagosian…
AK – C’était une sorte de désespoir parce que j’avais peint des tableaux de fleurs, j’aime tellement les fleurs, des fleurs partout… Mais j’avais des remords et la combinaison avec le « Morgenthau Plan » a donné à l’ensemble une autre tournure, plus cynique. Morgenthau [NDLR : secrétaire d’État américain au Trésor sous la présidence de Franklin Roosevelt, concepteur d’un plan visant à empêcher l’Allemagne de redevenir une puissance militaire après la guerre] voulait que l’Allemagne devienne un État agricole et rien d’autre. C’est un peu le rêve des Verts aujourd’hui : les fleurs, le blé… Il y a du cynisme chez moi à vouloir traiter un épisode effrayant de l’histoire de la fin de la Seconde Guerre mondiale sous la forme d’un hymne à la beauté de la nature.
JMB – Il y a effectivement un fort contraste…
AK – Contraste ? C’est trop…
JMB – …faible ?
AK – Professionnel ! Non, c’est plutôt que j’ai ainsi redonné une raison d’être à des tableaux.
JMB – La question du cycle et du cosmos est fondamentale dans votre œuvre. Vous associez le processus de la création artistique à celui de la destruction et de la ruine…
AK – Oui, le cycle. Pas comme dans le catholicisme ou dans le communisme : il ne s’agit pas d’une ligne qui monte vers le paradis comme ça [geste vers le haut]. Ça c’est une idée eschatologique. Les catholiques ont un paradis, le communisme ça mène au paradis, c’est la fin de l’histoire. Pour moi c’est impossible. Pourquoi la fin quand on ne connaît pas le commencement ? Qu’y avait-il avant le Big Bang ? Plusieurs Big Bang ? On n’en sait rien.
JMB – Dans l’exposition, une salle est consacrée à des vitrines. Vous aviez réalisé certaines d’entre elles à la fin des années 1980 en Allemagne, un ensemble installé aujourd’hui à Höpfingen, l’un de vos anciens ateliers. Sont-elles comme une installation définitive et permanente ?
AK – Oui pour toujours, elles resteront là.
JMB – On ne pouvait donc pas les exposer à Paris ; par conséquent, vous avez décidé de relancer un cycle de création ?
AK – D’abord, je voulais faire un grand corridor avec l’Arsenal [NDLR : l’Arsenal regroupe les éléments, les matériaux stockés par Anselm Kiefer, susceptibles d’être ultérieurement utilisés dans ses œuvres], j’ai mis de l’ordre dans ma collection de choses, d’aquarelles, de toutes sortes de trucs. Cet ordre a mené aux vitrines. J’ai pensé que ce n’était pas bien de montrer l’Arsenal, je ne voulais pas montrer mes outils de cette façon. J’ai préféré utiliser l’ordre de ces collections pour réaliser des vitrines, en sélectionnant des objets qui réagissent l’un avec ou contre l’autre et me donnent des idées.
JMB – La vitrine vient du cabinet d’amateur, la modernité en a beaucoup joué, des surréalistes à Joseph Beuys… Que représente la vitrine dans votre œuvre ? Pourquoi une vitrine plutôt qu’un tableau ?
AK – La vitrine, c’est comme un aperçu.
JMB – Un trait d’esprit, une fulgurance ?
AK – Un court-circuit. Lorsque je me promène dans mon atelier le soir, un peu fatigué, au moment où je ne travaille plus, je ne suis plus dans une logique, mais dans un autre monde : je vois mon atelier, je me promène dans mes cerveaux. Je vois les synapses… La vitrine, c’est un détail ou un Ausschnitt…
JMB – … un prélèvement, un extrait…
AK – … et les synapses se rencontrent. C’est ça, oui.
JMB – Vous avez parlé de l’Arsenal comme d’un enfer, une relégation de rebuts de la société, d’objets éliminés et qui attendent une rédemption…
AK – La rédemption, c’est la découverte. Je découvre une chose, je découvre une autre chose, je les mets ensemble et parfois c’est une réussite parce que ça fonctionne.
JMB – Est-ce à dire qu’elles se chargent de sens ?
AK – Voilà. On a cherché longtemps l’entrée de l’enfer. Certains l’ont cherchée à Naples, au Vésuve, etc. Ils cherchaient vraiment et étaient déçus de ne pas la situer géographiquement. Puis, la science, Newton, tout cela est arrivé, et maintenant on ne cherche plus…
JMB – Dans le Forum, le hall d’entrée du Centre Pompidou, nous montrons une installation proche de ce qui a été édifié à Barjac. Cette œuvre fait penser au cinéma, à une sorte de grande cabine de projection avec ses bandes, ses rubans d’images…
AK – « Steigend, steigend, sinke nieder. » [« En montant, en montant vers les hauteurs, enfonce-toi dans l’abîme »]. Ce titre vient d’une citation de Goethe dans Faust, lorsqu’il descend chez les mères [NDLR : mystérieuses divinités souterraines]. J’ai collé toutes les photos que j’ai faites depuis que je fais des photos sur des rubans de plomb. Comme des films, mais c’est paradoxal parce que la raison d’être d’un film c’est d’être transparent, de laisser passer la lumière pour être projeté. Collées sur le plomb, ces images ne sont plus visionnables, visibles. C’est l’exposition de ma vie parce que ce sont des photos que j’ai prises tout au long de ma vie, des milliers de photos. Et pourtant je les cache, c’est un cache.
JMB – La pièce n’est pas visible de l’extérieur, contrairement au cinéma où justement la transparence du ruban fait que l’image s’échappe, se projette à l’extérieur…
AK – Ce n’est pas une projection, c’est une introspection pourrait-on dire.
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JMB – D’une manière générale, y a-t-il un dessein, un but eschatologique, une représentation de la fin des temps dans votre œuvre ?
AK – On en trouve des citations : Ragnarök par exemple. Dans les mythes nordiques, Ragnarök c’est la fin du monde. Mais pour moi, il ne s’agit pas de la fin, mais plutôt de cycle. Aujourd’hui, on est inquiet des changements, des animaux qui disparaissent, des bouleversements de la nature. Pourtant, il y a trente millions d’années, une météorite a fait périr les trois quarts des espèces existantes. C’était une perte de presque tout le vivant et cependant une autre évolution commençait, dont nous ignorons encore tant de choses… Un poète autrichien, Adalbert Stifter, décrit les pierres comme si c’était des hommes et les hommes comme si c’était des pierres*. Les pierres peuvent avoir une conscience que nous ne comprenons pas. Un biologiste m’a raconté un jour ses expériences sur les plantes et la musique : dans une serre, à l’aide de haut-parleurs, d’un côté il a fait jouer la musique de Mozart, de l’autre du disco. Les plantes se sont tournées vers Mozart… Cela ne veut pas dire qu’il faut préférer Mozart mais plutôt que les plantes entendent et discernent.
JMB – Le Centre Pompidou a consacré récemment une exposition à l’œuvre de Le Corbusier. Au moment clé où vous vous êtes construit comme artiste, vous avez visité Ronchamp puis passé trois semaines méditatives au monastère de la Tourette…
AK – J’ai vu la chapelle de Ronchamp en Franche-Comté quand j’avais 17 ou 18 ans. Trois ans plus tard, j’ai fait un séjour à la Tourette. Le père du monastère, un dominicain, un intellectuel, était devenu l’ami de Le Corbusier. Il n’était pas un fondamentaliste, il était ouvert et discutait avec Le Corbusier, pourtant athée. Beaucoup de détails dans ce monastère m’ont inspiré. Il y a notamment une terrasse avec un mur si haut que les moines ne voient pas le paysage, ils ne voient que le ciel. […] C’est à la fois spirituel et cynique. Un bâtiment comme Ronchamp est tellement inspirant, beau et radical, jusqu’à l’autoritarisme, une idée presque fasciste. […] Un artiste peut avoir ce type d’idées, comme Le Corbusier qui voulait niveler Paris, mais si ça devient réel, c’est idiot, monstrueux.
JMB – Et vous-même, une fois installé à Barjac, en 1993, introduisez dans votre œuvre ce béton auquel vous a « initié » Le Corbusier ?
AK – Oui. À Barjac, j’ai utilisé le béton pur, brut de décoffrage. Comme pour une sculpture : on fait une âme, un coffrage, on coule le béton là-dedans, puis on le découvre, le processus reste apparent, c’est intéressant. J’ai aussi utilisé des containers comme coffrages, pour créer un mur. J’ai travaillé sans ingénieur, sans architecte, j’ai élevé des bâtiments très hauts. Comme enfant, lorsque je jouais avec les briques des ruines voisines de notre maison. Par exemple, l’amphithéâtre de Barjac, qui est très grand, je voulais même que ça penche un peu… Il n’y avait pas beaucoup de fondations et donc j’anticipais ce mouvement, mais finalement ça se tient très bien. J’ai mis les containers et j’ai commencé, sans fondations, avec un assistant ou deux, d’une manière très primitive.
JMB – Vous faites peu référence aux sciences exactes. Sont-elles trop peu poétiques à vos yeux ?
AK – L’exactitude de la science, c’est toujours une exactitude préliminaire. Les sciences ne sont exactes qu’un certain temps, et à un certain degré de connaissance. Puis, une autre théorie dément la précédente. Mes tableaux, que je laisse exposés là, j’y cherche aussi l’exactitude finale. La science m’inspire beaucoup, même si les sciences sont aujourd’hui très séparées les unes des autres et les scientifiques aussi. Ils ne parviennent pas à articuler les deux systèmes, le macrocosme et le microcosme. Einstein n’y est pas parvenu et a cherché toute sa vie. Nous cherchons une vision complète du monde. Pour cela, il faut une prescience, une grande image.
Note * Adalbert Stifter, Cristal de roche, Pierres multicolores I, 1995 pour la version française, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, éditions Jacqueline Chambon
Commissaire : Mnam/Cci, Jean-Michel Bouhours
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