Rebelle, provocante, radicale: depuis ses débuts au milieu des années 1950, l’œuvre de Kienholz a toujours fait sensation. Seul pour commencer, Edward Kienholz (1927-1994) travaille à partir de 1972 avec sa femme Nancy Reddin Kienholz. Au cœur de ce travail se croisent la religion, la guerre, la mort, le sexe, les aspects sombres et conflictuels de la société. En abordant des thèmes tels que l’exploitation de la femme, la prostitution, le rôle des médias ou les retombées des luttes ethniques, ils mettent le doigt sur les failles des sociétés occidentales qui, jusqu’à aujourd’hui, restent béantes. En ce sens, ces œuvres n’ont rien perdu de leur actualité. Mais ce ne sont pas seulement les thèmes traités qui les rendent aussi actuelles; Kienholz est surtout considéré comme le précurseur des grands courants artistiques contemporains, tels qu’on les rencontre chez Paul McCarthy et Mike Kelley, mais aussi chez Jonathan Meese, Thomas Hirschhorn ou John Bock. L’exposition, qui se tient jusqu’au 13 mai 2012 au Museum Tinguely, constitue une vaste rétrospective présentant l’essence même de l’œuvre de Kienholz, à commencer par les premiers petits formats tridimensionnels et jusqu’aux gigantesques tableaux en passant par les œuvres conceptuelles.
Edward Kienholz est né le 23 octobre 1927 à Fairfield, Washington, et décédé en 1994 à Hope, Idaho. À l’occasion de l’exposition The Kienholz Women à Berlin en 1981-1982, Edward Kienholz annonça publiquement que sa femme Nancy Reddin Kienholz était coauteur des œuvres réalisées depuis 1972, l’année de leur première rencontre. Edward Kienholz a étudié dans plusieurs écoles mais jamais aux Beaux-Arts. Grâce à ses différents jobs comme aide-soignant, marchand automobile, mécanicien (sa voiture portait l’enseigne «Ed Kienholz – Expert») et propriétaire de bar, il a pu découvrir les milieux les plus divers et recueillir des impressions et expériences qui lui ont servi plus tard dans son travail artistique. À partir de 1973, Edward Kienholz et Nancy Reddin Kienholz n’ont cessé d’aller et venir entre Hope, un lieu reculé de l’Idaho, et Berlin, où ils entretenaient des échanges intenses avec le monde de l’art en Allemagne.
En 1953, Edward Kienholz s’établit à Los Angeles où, dès 1954, il réalise ses premiers reliefs en bois et des assemblages de matériaux de taille réduite. Deux ans plus tard, il organise des expositions à Los Angeles et ouvre en 1957, conjointement avec Walter Hopps, la Ferus Gallery. Ses travaux deviennent bientôt des tableaux à trois dimensions, des environnements et installations occupant tout l’espace. Son matériau puise principalement dans les objets et résidus quotidiens qu’il chine sur les marchés aux puces, ou aussi dans les déchets de la culture de consommation occidentale récupérés sur les tas de ferrailles ou dans les décharges : téléviseurs, pièces d’automobiles, lampes, haut-parleurs, meubles, aquariums, chaussures, panneaux, drapeaux, articles publicitaires, cigarettes, petits soldats, billets en dollars, auxquels s’ajoutent souvent des plâtres coulés de parents ou amis.
Cette méthode, pour le moins radicale, reste inégalée dans l’histoire de l’art. Son langage formel est tout sauf élitiste, ses messages veulent être saisis par tous. Son œuvre se présente au spectateur comme quelque chose d’inhabituel, dont le réalisme évoque certes le quotidien mais tout en allant bien au-delà. Les petits-bourgeois américains des années 1960 avaient beau ressentir ces œuvres comme obscènes, ils se complaisaient aussi dans le scandale qui les entourait et se pressèrent par milliers à sa première grande exposition.
En 1962, Ed Kienholz et Jean Tinguely font connaissance à Los Angeles, où Tinguely expose à la Everett Ellin Gallery tandis que sa compagne, Niki de Saint Phalle, réalise au même endroit un «tableau de tir» le 4 mars 1962. Tinguely et Kienholz l’assistent, c’est le début de leur amitié. Dans les années suivantes, les deux artistes se rencontreront à maintes reprises. Un des moments forts est certainement la partie de chasse à l’automne 1965 qui donne le coup d’envoi à une œuvre commune, le « concept tableau» intitulé The American Trip (1966).
«C’est une rage imprégnée d’adrénaline qui m’a poussé dans mon travail», déclara Edward Kienholz en remémorant ses débuts. Les raisons ne manquaient pas. L’époque était alors marquée par la Guerre Froide et la Maccarthysme, les voix critiques de cette génération partageaient un mépris ardent pour la vulgarité et l’injustice dans le monde. Dénonçant l’outrance consumériste, l’hypocrisie et l’étroitesse d’esprit, on cherchait des issues alternatives parmi les marginaux et tous ceux que la société rejetait. Dans le grand tableau The Eleventh Hour Final de l’année 1968, Kienholz célèbre le confort d’un salon bourgeois des plus quelconques et, ce faisant, l’anéantit d’un seul geste, avec un seul objet. Cet objet, c’est un téléviseur en béton: derrière l’écran, symbolisant les victimes de la guerre du Vietnam, on voit la tête coupée d’une poupée qui illustre les statistiques des décès apparaissant sur l’écran. Le fait même de mentionner cette liste symbolise l’absurdité de ces statistiques qui étaient présentées tous les soirs au dernier journal – auquel fait référence le titre de l’œuvre. La télévision devient monument, littéralement érigé à la «gloire» de la manipulation médiatique.
La confrontation du confort bourgeois avec la dureté du monde extérieur est également traitée dans le tableau The Jesus Corner de 1982-1983, dans lequel l’altérité, les marginaux et les anticonformistes, tous ceux qui sont hors de la société, sont abordés avec un esprit tolérant et ouvert. L’assemblage d’objets de dévotion chrétienne symbolise parfaitement le profond scepticisme que nourrit Kienholz face à la foi institutionnalisée, qui s’exprime dans son œuvre tantôt avec dérision tantôt avec une colère affirmée.
Bon nombre d’œuvres s’attachent à concéder à chacun une juste part du rêve américain. Dans le travail Claude Nigger Claude de 1988, Edward Kienholz et Nancy Reddin Kienholz traitent du racisme ordinaire. Claude représente un Noir dans l’état de l’Idaho, où la population noire est de plus en plus minoritaire. The Potlatch, également de 1988, se consacre à la destruction de l’identité culturelle et sociale des populations indigènes. Avec Claude Nigger Claude et The Potlatch, les artistes, eux-mêmes habitants de l’Idaho, envisagent l’histoire du Nord-Ouest américain sous un angle qui leur est proche.
D’autres travaux racontent le pouvoir et l’exploitation sexuelle. À l’utopie d’une sexualité libérée, ils opposent celle, marchandisée, des maisons closes. Des œuvres comme The Pool Hall (1993), The Rhinestone Beaver Peepshow Triptych ou The Bronze Pinball Machine with Woman Affixed Also (toutes deux de 1980) illustrent le commerce du sexe et l’affligeante banalité des images publicitaires qui se sont inscrites en profondeur dans l’inconscient social. Aujourd’hui, à l’heure du YouPorn et des images pornographiques accessibles à tous et à tout instant, le flipper comme exutoire évoquerait presque une période dorée. La vision de Kienholz a quelque chose ici de profondément protestant; elle oscille constamment entre le plaisir de montrer et le geste didactique.
L’exposition culmine entre autres dans la spectaculaire installation The Ozymandias Parade et ses 687 ampoules clignotantes (elles sont rouges et blanches à Bâle, soit aux couleurs de la Suisse, puisque ces couleurs s’adaptent à chaque lieu de présentation). La nef des fous en forme de flèche à miroir apparaît ici comme une parade décadente qui symbolise les abus du pouvoir politique. Aux visiteuses et visiteurs de décider si le sombre président de la parade arbore un YES ou un NO sur le visage. En effet, c’est la réponse à un sondage qui se réduit à une seule question : «Êtes-vous satisfait de votre gouvernement ?» Une page Internet (www.tinguely.ch/jajaneinnein) a été mise en ligne deux semaines avant le début de l’exposition pour permettre aux visiteuses et visiteurs de participer à ce sondage. Les résultats ont été affichés dès l’inauguration de l’exposition.
Kienholz: Les signes du temps est une exposition de la Schirn Kunsthalle de Francfort réalisée en collaboration avec le Museum Tinguely de Bâle.
Horaires: Du mardi au dimanche 11 – 18 h | Fermé le lundi
photos de l’auteur et courtoisie du musée Tinguely (2 + 5)
texte presse.
Partager la publication "Kienholz: Les signes du temps"