Kay Sage, The Fourteen Daggers, 1942, huile sur toile, 40.6×33.3cm
Pour la journée des femmes je reprends ci-dessous un article de Marc Lenot, alias Lunettes Rouges, qui m’a autorisée à le « rebloguer » ici
En janvier 1943, sur une suggestion de Marcel Duchamp, Peggy Guggenheim organisa, dans sa galerie new-yorkaise (ouverte quatre mois plus tôt) une exposition consacrée à 31 femmes artistes, certaines déjà fort connues (comme Frida Kahlo, Meret Oppenheim ou Louise Nevelson), d’autres déjà proches de Peggy (dont sa soeur Hazel McKinley et sa fille Pegeen Vail), et d’autres qui furent des découvertes (elle confia d’ailleurs à son mari Max Ernst la tâche de visiter des studios d’artistes et de découvrir des -relatives- inconnues de talent ; il le fit si consciencieusement qu’il la quitta pour une d’elles, Dorothea Tanning, avec qui il vécut jusqu’à sa mort). Georgia O’Keeffe refusa d’être incluse, récusant la qualification féministe. Un bon nombre d’entre elles étaient des artistes plus ou moins dans l’ombre de leur mari ou compagnon : Xenia Cage, Jacqueline Lamba (épouse d’André Breton), Kay Sage (épouse d’Yves Tanguy), Leonora Carrington (ex de Max Ernst), Sophie Taeuber-Arp. L’objectif de l’exposition de Peggy Guggenheim était justement de montrer que ces femmes n’étaient pas des muses, des imitatrices, des compagnes ou des assistantes, mais des artistes à part entière. Aujourd’hui, environ la moitié de ces femmes sont encore connues, voire très connues, et une moitié sont, plus ou moins définitivement, oubliées. Peggy Guggenheim organisa ensuite une seconde exposition sur le même principe, The Women, en 1945. Ces expositions furent reprises à la Pollock-Krasner House en 1997 ; ce blog présente de manière détaillée chacune des 31 artistes, chacune à la date de son anniversaire.
Gypsy Rose Lee, S.T. (plat avec seins), vers 1948/52, gouache sur papier, photo de l’auteur
Contrairement à ce qui est dit, cette exposition de 1943 n’est pas, et de loin, la première exposition d’artistes femmes. Tout d’abord, des salons réservés aux artistes femmes existèrent à partir de 1857 en Angleterre, de 1882 en France, de 1899 en Pologne, etc. Ensuite, diverses expositions d’artistes femmes furent organisées, entre autres, au Lyceum à Paris en 1908, dans une galerie parisienne en 1926, dans une galerie athénienne en 1933, à Amsterdam puis Varsovie en 1933/34, à Paris puis Prague en 1937. Ce n’est même pas la première exposition d’artistes femmes aux États-Unis : Pavillon des Femmes lors de l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, exposition de femmes photographes à Hartford (Connecticut) en 1906, et surtout plusieurs expositions de la New York Society of Women Artists à partir de 1931, et une grande exposition internationale d’artistes femmes au Riverside Museum à New York en 1939. Mais, du fait de l’aura de Peggy Guggenheim, c’est sans doute cette exposition de 1943 qui a le plus marqué les esprits aux États-Unis, celle que beaucoup considèrent aujourd’hui comme pionnière. C’est le cas de la collectionneuse Jenna Segal qui a récemment rassemblé des oeuvres de chacune de ces 31 artistes, une collection qui, après Madrid, est montrée au CCB
(jusqu’au 29 juin) dans trois salles au milieu de la nouvelle présentation des collections. On ne sait pas vraiment, au-delà de titres peu loquaces et faute de photographies de l’exposition, quelles oeuvres furent alors montrées, et la collection actuelle ne peut donc que rassembler des pièces plus ou moins similaires.
Gretchen Schoeninger Corazzo, Negative Exposure, 1937, tirage argentique
L’exposition au CCB s’organise, après la présentation initiale (où une fresque fort bien faite montre les liens entre ces femmes) en quatre sections : l’affirmation de soi, l’étrangement familier, les bestiaires, et l’abstraction. Les trois premières sections ont une forte coloration surréaliste et, à mon sens, sont les plus originales. Comme on l’avait vu à Pompidou, il y eut beaucoup de femmes peintres abstraites – et il faut absolument les mettre en évidence -, mais il est difficile de transcender cette évidence pour aller vers une vraie réflexion sur l’essence de l’abstraction, et en particulier de cette abstraction féminine : en quoi les artistes femmes approchent-elles l’abstraction différemment des artistes hommes ? Ici une photographie de Gretchen Schoeninger Corazzo, qui fut, entre autres, élève de Mohaly-Nagy.
Elsa von Freytag-Loringhoven, La baronne dans son appartement de Greenwich Village, 7 décembre 1945, tirage argentique
Bien plus intéressantes sont les réflexions sur la construction de l’identité, où l’excentrique baronne Elsa von Freytag-Loringhoven (dont certains disent qu’elle fut la véritable auteure de l’urinoir duchampien) prend la pose, la strip-teaseuse ecdysiaste intellectuelle Gypsy Rose Lee est visible via un trou voyeuriste dans la paroi, et Dorothea Tanning joue sur la représentation de son corps entre dessin, miroir et peinture.
Leonora Carrington, The Horses of Lord Candlestick, 1938, huile sur toile, 35.5x46cm
On retrouve Gypsy Rose Lee dans la section de l’inquiétante étrangeté avec cette assiette de seins coupés (plus haut), évoquant certes sainte Agathe, mais surtout une photographie bien plus « médicale » de Lee Miller en 1930. Il y a là aussi (tout en haut) un tableau étrange de Kay Sage avec deux inquiétants fantômes voilés dans un espace étrange, et (ci-dessous) Moeurs espagnoles de Dorothea Tanning, où la robe de danseuse flamenco découvrant ses fesses devient flamme. La section des bestiaires a une inspiration similaire, fusionnant corps animaux et corps humains. Ce tableau de chevaux éberlués, par Leonora Carrington, évoque, non sans humour, son angoisse au moment de quitter sa famille très stricte (Lord Candlestick était le surnom de son père) pour une vie d’artiste à Paris ; ce fut le premier tableau qu’elle vendit, à Peggy Guggenheim. Sans doute davantage que dans l’abstraction, les femmes surréalistes ont su imposer une certaine forme de surréalisme, plus sensuel, plus débridé, et, tout comme à Paris, on le voit bien ici (on peut utilement lire l’étude de Whitney Chadwick sur ces artistes).
Dorothea Tanning, Spanish Customs, 1943, huile sur toile, 25.4×20.3cm
Cette exposition en 1943 fut certainement pionnière. Mais elle rencontra (dirais-je : évidemment ?) un accueil assez négatif de la critique, entre admiration réticente et condescendance dédaigneuse. Son héritage historique est important, et elle est très souvent citée ; de plus, elle a aussi inspiré un parfum et une ligne de vêtements, c’est dire …
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