A la Fondation Beyeler jusqu’au 22 mars 2015
Peter Doig est chez lui dans de nombreux univers.
Né à Edimbourg en 1959, il n’avait que deux ans quand sa famille est partie pour Trinidad avant de déménager une nouvelle fois cinq ans plus tard, au Canada, cette fois. Aujourd’hui, Doig partage sa vie entre Trinidad, Londres et New York, tout en enseignant à la Kunstakademie de Düsseldorf. C’est un artiste extrêmement polyvalent, qui maîtrise différentes techniques et multiplie les expériences, notamment dans son oeuvre gravée. Ses toiles, généralement de grand format, séduisent par la densité de leur atmosphère en même temps que par l’intensité de leurs couleurs et de leur luminosité.
Peu d’artistes contemporains savent aussi bien que Peter Doig jeter un pont entre l’art moderne et l’art contemporain tout en anticipant l’avenir. Doig est particulièrement à l’écoute des sensibilités de notre monde, qu’il exprime à travers son art. Dans ses tableaux, le temps paraît s’écouler à un autre rythme que dans la vie réelle, il semble se dérouler plus lentement, s’arrêter même, se rapprochant ainsi du rêve, de l’hallucination, de la méditation ou des effets spéciaux du cinéma. Cette impression est encore renforcée par les différents états de fluidité qu’adopte sa peinture.
De même, ce qui se passe dans les tableaux de Doig n’est pas facile à définir temporellement. Le rapport au présent s’estompe dans la déperdition de soi des personnages, dans le jeu des reflets dans l’eau et dans l’intemporalité de la nature. Le plus souvent, les idées picturales de Peter Doig se rattachent à des fragments de notre présent – photographies de famille, coupures de presse, images de films. Ceux-ci donnent l’impulsion à des toiles qui réalisent un collage si habile d’éléments qu’il en résulte une composition cohérente et pleine de tension, se dérobant à toute tentative d’élucidation.
Ses toiles, aux dimensions souvent imposantes, créent une impression à la fois familière et mystérieuse, tout en restant indécises, évoquant des séquences oniriques ou cinématographiques concentrées.
Les oeuvres de Peter Doig sont autant d’expéditions fantastiques dans un monde merveilleux. La nature qui s’y épanouit en couleurs somptueuses est peuplée de créatures étranges – humains, figures de carnaval ou êtres fabuleux. Malgré cette beauté ensorcelante et cette mélancolie onirique, il ne s’agit pas ici de l’ébauche d’un Paradis. Partout se dissimulent des ombres et des abîmes, en même temps que la solitude, le lugubre, le danger, la peur et l’égarement qui menacent les individus dans leur prétendue idylle. Cet art associe étroitement réalité et absurde, et l’on y perçoit parfois le frémissement sous-jacent d’un souffle d’ironie typiquement britannique.
La peinture aussi mystérieuse que magistrale de Peter Doig en fait l’un des artistes les plus intéressants de notre temps.
Doig est parfaitement conscient de la grande tradition dans laquelle il s’inscrit : il se réfère à des peintres tels que Gustave Courbet, Edvard Munch, Pierre Bonnard, Francis Bacon et plus particulièrement encore Paul Gauguin, la représentation de paysages tropicaux n’étant pas le seul point commun qui le lie à ce dernier.
La profonde connaissance qu’il a de cet héritage pictural se révèle notamment dans la composition de ses tableaux, le choix des couleurs ou ses techniques picturales. Ce qui n’empêche pas Doig d’être fermement ancré dans le présent.
L’exposition de la Fondation Beyeler présente un choix d’oeuvres réalisées par l’artiste entre 1989 et 2014. Cet aperçu de la création de Peter Doig n’est pas ordonné chronologiquement mais en fonction de centres d’intérêt, le traitement de la couleur, tout à la fois moyen esthétique et matériau, occupant en l’occurrence le premier plan. Le parcours s’ouvre sur ses tableaux emblématiques et nostalgiques de mondes exotiques, dont les représentations de canoë constituent des illustrations exemplaires.
Ses tableaux reproduisant une peinture murale et construits de manière géométrique et tectonique nous rappellent que peindre, c’est travailler avec la surface du fond pictural.
Les oeuvres dominées par le traitement de la couleur blanche dépassent la représentation de scènes hivernales. Ce sont également des tentatives pour débattre avec sa propre existence, « pour comprendre ce que vivre dans son propre univers de représentation veut dire », comme l’a formulé Doig à propos de l’oeuvre centrale qu’est Blotter (1993).
Le blanc, qui se pose tel un rideau sur un fond qui n’est que partiellement visible, fait l’effet d’une trame empêchant le spectateur de se repérer dans l’image. En même temps il se dégage une impression de solitude, Narcisse, dans le miroir de l’eau que Doig récuse.
Les très célèbres tableaux de la série Concrete Cabin de la première moitié des années 1990 constituent peut-être un des meilleurs regards rétrospectifs peints sur l’art moderne : le spectateur a l’impression d’observer à travers l’écran d’une forêt, autrement dit d’une structure naturelle, la structure technique de la modernité architecturale, l’« Unité d’Habitation » de Le Corbusier à Briey, en Lorraine.
Des représentations d’apparitions quasi spectrales, constituées de différentes couches de couleur diluée et dont l’effet est absolument monumental (Man Dressed as Bat, 2007), sont placées en vis-àvis de travaux plus récents, dont l’intensité chromatique est encore accrue. (Spearfishing, 2013).
En outre, l’oeuvre gravée expérimentale de Doig est ici présentée pour la première fois dans le cadre d’une exposition. Ces créations revêtent une fonction majeure dans son processus de travail, dans la mesure où elles naissent souvent avant les peintures proprement dites. Doig teste dans ces estampes les différentes ambiances qu’il cherche à transmettre dans ses grands formats. Le tableau achevé constitue ainsi en quelque sorte le dernier état d’une estampe.
Doig est un homme d’une infinie curiosité, qui associe ses souvenirs d’observations personnelles à des archives photographiques considérables comprenant aussi bien des scènes de tous les jours que des innovations esthétiques. Observations quotidiennes, archives iconographiques et expérience pratique à l’atelier : ces trois voies d’exploration se fondent dans l’art de Doig.
Sa curiosité lui inspire d’étranges expériences visuelles : il recouvre ainsi des couleurs éclatantes de lasures sombres, noirâtres (Concrete Cabin, 1991/92) ou applique de fines couches blanches, qui assourdissent paradoxalement l’atmosphère générale de la toile (Ski Jacket, 1994).
Doig est un observateur incroyablement concentré, et souvent ironique : en tant qu’auteur de ses inventions visuelles, il y occupe évidemment une position centrale. Ce qui ne l’empêche pas de se poser en même temps en spectateur étranger, en marge, ouvert aux effets de surprise que recèle la couleur diluée par des solvants ou épaissie en une pâte couvrante. Il suit le déplacement du centre optique, tout en le gouvernant : il accorde une attention égale au « caractère » d’une figure, aux dessins muraux décoratifs ou aux voiles lumineux végétaux et atmosphériques, qui prêtent à ses environnements picturaux des qualités tout à fait singulières. Doig remarque que la réaction sensorielle, instinctive même, à telle ou telle toile peut varier selon les personnes, car la contemplation d’une peinture est un processus complexe qui ne se limite pas à une action unique : Le peintre souligne que ce qui compte pour lui, ce n’est pas
« peindre quelque chose de figé mais représenter le mouvement de l’oeil. L’oeil ne voit jamais une “image immobile”. »
En raison de son aspect primaire – de sa « matérialité » fondamentale –, la sphère de sensation de la peinture s’étend au-delà de chaque image, et même au-delà des images technologiquement au point et diffusées à l’infini de notre temps. Après des milliers d’années d’histoire, la peinture conserve un lien originel avec toute la gamme des sentiments humains, de l’intelligence et de l’évolution de l’homme. Quant à nous, spectateurs, nous perdons le fil narratif en regardant ses oeuvres. Nous perdons notre place dans la culture, notre monde de significations secondaires, détournées, même si nous conservons les bases de l’association conceptuelle. Cette perte est un gain : nous gagnons l’accès à l’expérience originelle, quand bien même celle-ci continue à se dérober à notre connaissance.
Peter Doig réalise spécifiquement pour cette exposition et pour la Salle Renzo Piano de la Fondation Beyeler une peinture murale monumentale avec la collaboration de ses élèves. Elle repose sur House of Pictures (Carrera) de 2004, une oeuvre qui traite du thème de la vision ou ouvre des aperçus imaginés sur un monde imaginé avec, à l’arrière-plan, la silhouette de l’île prison de Carrera, située au large de Trinidad.
Dans le bas circulent des herbes qui font penser à Dürer.
Urs Küster commissaire
Heures d’ouverture de la Fondation Beyeler :
tous les jours 10h00–18h00, le mercredi jusqu’à 20h00
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Malheureusement, « râté » cet expo. Mais votre blog m’a permis de mieux comprendre la peinture de ce « géant ». J’admirais Rothko, Richter et d’autres…mais je viens de découvrir cet artiste majeur.
Je vais essayer d’aller au moins voir l’oeuvre qui est à Pompidou (pour l’instant)
Je ne peux que vous encourager d’aller à Riehen pour voir les toiles et les gravures de Peter Doig.
Profitez-en pour voir en même temps l’expo Courbet.
Depuis Strasbourg, prenez le TER, jusqu’à Bâle SBB
puis le tram n° 2 direction Eglise, descendez à la Messeplatz, puis prenez le 6 jusqu’à la Fondation.
bonne visite
Bonjour Elisabeth Itti,
Merci beaucoup pour votre blog. Il m’est précieux, tant votre propos est juste. Je ne sais jamais de quoi va être fait le mois prochain… trop de travail pour le moment. Alors, j’espère simplement arriver à la Fondation Beyeler à temps.
Ravie de vous lire.
Cordialement,
Dominique-Anne Offner