« Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se scinde en même temps qu’il se pose. »
— Henri Bergson, « Le Souvenir du Présent et la Fausse Reconnaissance »
Par ces mots, le philosophe français Henri Bergson offre une perspective fondamentale sur la nature de la mémoire et la sensation insaisissable du « déjà vu », ou ce qu’il nommait la « fausse reconnaissance ». Il postule que la mémoire ne se forme pas « après » la perception mais se produit
« simultanément » à elle. Lorsque nous percevons le monde – l’aspect « actuel » – notre conscience crée simultanément une image miroir « virtuelle » de cette perception, un « souvenir du présent ». En temps normal, notre « attention à la vie », orientée vers l’action et l’avenir, refoule cette image-souvenir virtuelle dans l’inconscient, telle une ombre invisible. Le « déjà vu », selon Bergson, survient aux instants où cette attention motrice vacille momentanément. Dans cette brève pause ou ce détachement, le « souvenir du présent » normalement caché fait surface à la conscience aux côtés de la perception en cours. Nous expérimentons ainsi le moment présent « et » son reflet immédiat au même instant. Cet étrange dédoublement crée le sentiment intense et paradoxal de revivre un instant – nous pouvons « reconnaître » le présent qui se déploie non pas parce que nous l’avons véritablement vécu auparavant, mais parce que nous accédons à la fois à la perception et à sa mémoire intrinsèque, générée simultanément.
Organisation
Organisée par l’Art For All Society (AFA), co-organisée par l’Association pour la Promotion des Arts Multimédias Innovants de Macao, et soutenue par le Fonds de Développement Culturel de Macao, « Déjà Vu » — première partie du cycle
d’expositions
« Miroir · Boucle · Génération » : De l’Art Vidéo à l’Intelligence Artificielle, et exposition d’échange artistique sino-français —
est inaugurée le 14 mai 2025 au Parisian Macao.
Elle est honorée de faire partie du festival « Le French May ». Les mots-clés de l’exposition, « Miroir », « Boucle » et « Génération », font non seulement allusion aux méthodes artistiques employées – tels les cycles temporels et la manipulation expérimentale de l’image chez Robert Cahen, les paysages virtuels générés par IA d’Alice Kok, et l’exploration par Catherine Cheong des strates visuelles et spéculaires dans la gravure et la vidéo – mais résonnent aussi profondément avec la philosophie bergsonienne fondamentale du dédoublement simultané de la perception et de la mémoire, et de la réflexion mutuelle de l’actuel et du virtuel. Le cadre du French May souligne l’importance de l’exposition en tant que dialogue culturel sino-français, tandis que The Parisian Macao, en tant que sponsor du lieu, offre un cadre unique et fascinant pour cette exploration artistique du temps, de la mémoire et de la perception.
Les artistes
Cette exposition « Déjà Vu » présente un dialogue entre trois artistes : Robert Cahen, Alice Kok et Catherine Cheong. À travers leurs médiums et sensibilités distincts, ils explorent cet état dédoublé de l’expérience et l’espace de résonance entre l’actuel et le virtuel, la perception et son écho immédiat. Leurs œuvres nous invitent à contempler la texture du temps, les mécanismes de la mémoire et l’étrange familiarité qui surgit lorsque la réalité semble se regarder elle-même.
Masterclass d’art vidéo
Instructeur : Robert Cahen
Assistante Instructrice : Alice Kok
Date : 18.05.2025 10h00 – 18h00
Lieu : Le Parisian Macao
Shoppes at Parisian, Level 3, Estrada do Istmo, Lote 3, Cotai Strip, Macao SAR, RP Chine
Développement
Robert Cahen
Robert Cahen, pionnier de l’art vidéo français, sculpte magistralement la trame subtile du temps et de la perception analysée par Bergson.
Son œuvre immerge le spectateur directement dans l’interstice entre la perception « actuelle » et sa réverbération « virtuelle ». Prenons « Traverses » (2002), où des silhouettes humaines émergent lentement du brouillard, « Lentes apparitions d’Êtres, traversant l’espace, là où le temps est mis à l’épreuve » ; ces formes éthérées incarnent les images virtuelles insaisissables habituellement submergées sous la conscience. Par des techniques emblématiques comme le ralenti, la boucle et la superposition d’images, Cahen manipule délibérément « la durée ». Dans « Tombe » (1997-2005), des objets et des mots évocateurs comme « temps », « passage », « lentement », détachés de leurs fonctions, chutent sans fin dans une profondeur inconnue – une visualisation directe du passage du temps charriant des fragments de vie, de mémoire et d’absence. Que ce soit en étirant l’instant par l’application d’un mouvement bref et intensifié à des scènes statiques dans les « Cartes Postales Vidéo » (1984-1986), ou en dissolvant les contours des formes humaines dans le flux onirique d’« Entrevoir » (2014-2024), Cahen rend palpable le « dédoublement » habituellement imperceptible. Il suspend l’« élan » vers l’avant de la conscience, permettant à l’image-souvenir virtuelle de presque rattraper la perception actuelle. Ceci induit une « qualité onirique » semblable à celle que Bergson associait à la « fausse reconnaissance », évoquant la familiarité singulière du déjà vu – comme si le moment présent se regardait lui-même. Cahen n’illustre pas simplement le dédoublement temporel de Bergson ; il construit des expériences immersives où nous pouvons ressentir de manière tangible la résonance et la tension entre le présent en devenir et son reflet immédiat et fantomatique.
Son site ici
Alice Kok
Alice Kok explore les royaumes liminaux du déjà vu, tissant les fils complexes de la perception entre le subconscient, la mémoire, la technologie et les frontières nébuleuses de la réalité et de la représentation. Ses œuvres sondent souvent le seuil où le « virtuel » – qu’il s’agisse de mémoire, de rêve ou d’interprétation numérique – rencontre le monde perçu « actuel ». Dans sa série « Artificial Subconscious » (Subconscient Artificiel, 2024) et son extension dynamique « Artificial Emotions » (Émotions Artificielles, 2025), l’artiste agit comme une invocatrice, murmurant des instructions –
« fragments de rêve », « humeurs, symboles et perceptions sensorielles » – à l’intelligence artificielle, faisant émerger des images puis les animant. Ce processus non seulement donne une forme visible aux murmures subtils du subconscient, mais initie également un dialogue troublant entre intuition et calcul algorithmique, faisant écho à la notion bergsonienne de l’image-souvenir naissant aux côtés de la perception présente, traduisant la « fluidité des états de rêve » et les « murmures du flux de conscience » en paysages visuels.
« Through the Looking-Glass » (L’autre côté du miroir, 2020) conduit les spectateurs dans un labyrinthe de miroirs, écoutant des souvenirs anonymes de traces de rêves, confrontant des vérités réfléchies et cachées. La technique d’« occultation » en mosaïque pointe vers les distorsions et filtrages inhérents à l’expérience au sein du subconscient (rêves) et de son rappel, tout comme la nature insaisissable, parfois fragmentée, de la mémoire virtuelle dans l’instant du déjà vu. L’installation onirique, semblable à un mirage, « Form is Emptiness » (La Forme est Vide, 2013), condensant des illusions visibles mais intangibles, et les images méditatives superposées dans « Emptiness is Form » (Le Vide est Forme, 2018), brouillant le soi et l’autre, incitent les spectateurs à contempler la tension subtile entre l’« actuel » tangible et le « virtuel » perceptible mais intouchable. Elles interrogent la nature de la réalité lorsque la perception elle-même semble dédoublée, une expérience faisant écho à la désorientation du déjà vu. La pratique artistique de Kok, à travers divers médias, met en scène des rencontres avec ce moment de dédoublement, observant comment la conscience, la mémoire et même l’intelligence artificielle participent à façonner la réalité à travers des cycles infinis de réflexion et de superposition.
Catherine Cheong
Les œuvres diverses de Catherine Cheong abordent les thèmes du temps, de la perception, de la mémoire et de la réflexion sociétale. Dans
« En travers » (2024), elle rend un hommage clair à Robert Cahen, ralentissant « aussi lentement que possible » des séquences vidéo d’un paysage qui défile, une intervention douce mais ferme dans « la durée ». En étirant l’instant fugace du voyage, elle perturbe la vitesse habituelle de la perception, permettant potentiellement au spectateur, comme dans l’œuvre de Cahen, de ressentir la résonance discrète entre la vue « actuelle » qui se déploie et sa trace « virtuelle » persistante, ouvrant un espace serein où le temps lui-même est « mis à l’épreuve ».
En contraste frappant, « Vue en secondes » (2024) adopte un rythme rapide, faisant défiler soixante images instantanément, une par seconde. Une telle vélocité non seulement remet en question la perception stable ou la consolidation potentielle d’un soi-disant « souvenir du présent », mais sonde aussi subtilement : dans cette « ère du Big Data », inondée d’informations, la mémoire peut-elle encore s’ancrer efficacement ? Ce dédoublement bergsonien – la convergence du moment présent de la perception et de son écho virtuel – a-t-il été submergé par la surcharge informationnelle et la vitesse effrénée de la vie moderne, rendant improbable l’émergence de cet écho bref et fragile du « déjà vu » ?
Des œuvres comme « Three thousand hairs » (Trois mille cheveux, 2016-2019) plongent dans la durée vécue et la mémoire incarnée, reliant le présent physique (chute de cheveux, grisonnement) aux stress passés et au « cycle sans fin » des soucis, démontrant de manière vivante comment le passé imprègne et sculpte de manière persistante la réalité présente.
Tandis que des pièces comme « Grand Prix » (2009) se concentrent sur l’intensité de la perception fixée sur la vitesse, et d’autres comme « Mark » (Marque, 2019-2023) abordent l’empreinte du savoir historique, le parcours artistique de Cheong, particulièrement à travers sa manipulation nuancée de la vitesse temporelle et son questionnement persistant des seuils perceptifs, sonde en profondeur l’interaction fascinante et complexe entre le présent immédiat, le poids de la mémoire et la familiarité insaisissable au cœur du phénomène du déjà vu.
Conclusion
Ensemble, Cahen, Kok et Cheong offrent des perspectives distinctes mais complémentaires sur le « dédoublement » du moment présent. « Déjà Vu » invite les spectateurs à entrer dans leur conversation, encourageant une conscience plus profonde de la relation complexe entre perception, mémoire et temps, et de ces moments fugaces et étranges où, comme le suggérait Bergson, nous entrevoyons le présent se réfléchissant lui-même.
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