Jusqu’au 17 janvier 2021
Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS)
Commissariat : Estelle Pietrzyk, conservatrice en chef du Patrimoine, directrice du MAMCS. L’étape strasbourgeoise de cette exposition a bénéficié de l’expertise de Robert Kopp, professeur de littérature française, Université de Bâle.
« Nul n’a jamais été doué d’un regard aussi aigu, aussi vrillant, aussi net, aussi adroit à s’insinuer jusque dans les replis des visages, des rosaces et des masques. Huysmans est un œil. »
Remy de Gourmont, Le Livre des Masques, Paris, 1896-1898
Le projet
En partenariat avec le musée d’Orsay et conçue comme un voyage dans l’oeuvre de l’écrivain Joris-Karl Huysmans (1848-1907), l’exposition du MAMCS présente les écrits, les oeuvres et les objets qui contribuent à forger les univers de Huysmans, caractéristiques d’une fin de siècle qui oscille entre fascination pour le progrès et curiosité pour l’occulte.
La scénographie de l’exposition
Conçu par l’atelier FCS – Frédéric Casanova Scénographe -, la scénographie de l’exposition L’OEil de Huysmans : Manet, Degas, Moreau,… s’est attaché à établir un parcours fluide aux ambiances différenciées dans lequel l’écriture de Huysmans est centrale. Sans hiérarchie de genre, ce parcours magnifie aussi bien le chef d’oeuvre que le petit objet, tout en maintenant une présence fortes des écrits de l’auteur qui constituent véritablement le coeur du projet de l’exposition.
Figure du naturalisme (considéré comme « fils spirituel de Zola »), chroniqueur d’un Paris en pleine mutation, critique d’art éclairé, auteur décadent, écrivain catholique, Huysmans fut toutes ces plumes à la fois. Elles ne s’excluent pas les unes les autres, mais au contraire se superposent comme autant de couches de glacis sous le pinceau du peintre Primitif. « Exposer Huysmans » relève du défi car un tel projet implique de mettre en présence des œuvres, objets et écrits bien différents : les carnations d’Edgar Degas et les noirs de Félicien Rops, le livre précieux et le traité médical, les parfums élégants et l’objet de pacotille. Huysmans collectionne les mots et offre à son lecteur de rutilants catalogues de couleurs, de matières et de sensations, quelle que soit la nature du récit qui l’occupe (chroniques pour la presse, romans, correspondances…).
Volet complémentaire et enrichi du projet développé par le musée d’Orsay, cette exposition est conçue comme autant de tableaux aux ambiances différenciées. Elle est agencée en dix salles qui vont du boudoir à la rue de Paris, du Salon à l’évocation de la demeure de Des Esseintes, héros iconique d’À Rebours (1884), sans oublier l’architecture et l’art religieux, sujets de prédilection du dernier Huysmans. Le visiteur est invité à découvrir un parcours sensoriel où se rencontrent une certaine idée de la modernité et la décadence latine, le retable d’Issenheim et les Folies-Bergères, le rêve et la mélancolie.
Parcours
L’exposition ouvre sur l’oeuvre magistrale de l’artiste contemporaine luxembourgeoise Su-Mei Tse (née en 1973), Many spoken words (2009), que l’on peut sans difficulté rapprocher du repas funèbre raconté par Huysmans dans À Rebours (1884). Cette superbe et étrange fontaine où s’écoule en continu une eau teintée de noir rappelle l’intérêt de l’artiste (venue de la musique) pour le son.
Le Drageoir aux épices
Cette première salle met en place les « menus bibelots » et « fanfreluches » (pour reprendre la dédicace de l’ouvrage) qui forgent l’univers d’un jeune homme, alors employé administratif au ministère de l’Intérieur qui rêve aussi bien de couleurs que de matières, de paysages hollandais que de japonaiseries, de la Reine Margot et d’un hareng saur. Drageoir en cristal, invraisemblables sonnettes de tables, bonbonnières, gravures anciennes, font cercle autour
d’une galerie de portraits contemporains et posthumes de l’écrivain (notamment par Forain, Vallotton ou encore André Breton).
Croquis parisiens
Huysmans aimait à se présenter comme « un inexplicable amalgame d’un parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande ». Né dans une vieille bâtisse du quartier latin, à deux pas de Notre-Dame, il n’aura de cesse, toute sa vie, d’arpenter sa ville de coeur, de la peindre à la manière d’un Rembrandt ou d’un Jan Steen. Étudiant bohème, il fréquente les théâtres, bals et musichalls,
et s’éprend d’une actrice de Bobino, qu’il encense dans ses toutes premières critiques. La salle dédiée aux Croquis parisiens présente notamment un ensemble important d’affiches anciennes (liées au monde du spectacle, à la littérature, aux réclames pour des objets usuels) témoignant de la vitalité de la capitale, issues de la collection du MAMCS.
Huysmans au Salon
« Sur les 3040 tableaux portés au livret, il n’y en a pas cent qui valent qu’on les examine »,
déclare, péremptoire, Huysmans à l’issue de sa visite au Salon de 1879.
Cette salle propose une évocation de ce rendez-vous annuel où
sont exposées des milliers d’oeuvres, quasiment à touche-touche, sur plusieurs lignes, où se mélangent les genres, les styles… et les talents. Ce « Salon » imaginaire reconstitué pour l’exposition superpose en fait plusieurs expositions (officielles et indépendantes) ; il accueille une sélection d’oeuvres exceptionnelles, issues des collections du musée d’Orsay et des musées
de Strasbourg, où se côtoient en une même vision, les engouements et détestations de Huysmans. Impitoyable envers les gloires académiques (le commentaire de La Naissance de Vénus de Bouguereau est en soi un morceau inoubliable de sa critique d’art), Huysmans encense les peintres qui ont
« le souci de la vie contemporaine » au premier rang desquels il place notamment Degas, Caillebotte (avec les célèbres Raboteurs de parquets)
et Raffaëlli.
Décadences
Décadents, symbolistes, poètes maudits… Les dernières décennies du XIXe siècle voient émerger une nébuleuse d’écrivains dont Huysmans fut partie prenante. Dans sa bibliothèque décadente idéale, des Esseintes, l’anti-héros d’À Rebours, abrite des auteurs qui, pour certains,
furent aussi les amis de Huysmans. Robert de Montesquiou, dandy, collectionneur et poète, ne
pardonnera jamais à Huysmans de l’avoir utilisé comme modèle pour des Esseintes, faisant de lui l’archétype de l’esthète décadent.
L’Art de la nuance
À Rebours est publié en 1884. Dans ce « livre empoisonné » (comme l’appellera Dorian Gray dans le roman d’Oscar Wilde), Huysmans raconte les névroses d’un anti-héros, le comte Jean Floressas des Esseintes. Nerveusement épuisé par la vanité de toute chose, des Esseintes se retire « loin du monde » La salle, véritable « cabinet rouge », présente des collections d’objets issus de la culture
technique tels que les nuanciers utilisés par les fabricants de textiles, les palettes utiles aux peintres émailleurs ainsi qu’une sélection de papiers peints de la fin du XIXe siècle. La salle accueille également un « petit théâtre » évoquant l’épisode du dialogue entre le Sphinx et la Chimère dans lequel des Esseintes engage une ventriloque pour qu’elle anime les créatures en leur faisant réciter un extrait de La Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert (1874).
La salle présente enfin la seconde oeuvre d’art contemporain acquise dans la perspective de l’exposition : il s’agit d’un cabinet de curiosités intitulé The Unruly Collection par l’artiste nord-américain Mark Dion (né en 1961) qui réunit quarante-trois « curiosités » faussement issues de la nature, car toute de la main de l’artiste.
Éloge de l’artifice et de la sensation
Avec À Rebours, Huysmans porte à son apogée l’idée de correspondances chère à Baudelaire, selon laquelle « les parfums, les couleurs et les sons se
répondent ». Dans cette salle, un dispositif olfactif évoquant l’orgue à parfums de Des Esseintes invite le visiteur à faire l’expérience des parfums rencontrés chez Huysmans, recréés spécifiquement pour l’exposition par la maison Lubin (qui fournissait déjà l’écrivain à la fin du XIXe siècle) :
l’héliotrope, l’opoponax, le patchouli, la rose thé et l’inimitable frangipane offrent ainsi un moment de pure synesthésie au milieu du parcours.
Le Goût de l’étrange
Rechercher dans l’étrange de nouvelles sensations, voilà qui retient aussi
l’attention de Des Esseintes : le héros décadent d’À Rebours, comme son auteur, s’intéressent de près à la science des rêves, aux façons de soigner les névroses, aux prémices de la psychiatrie. Les traités médicaux figurent parmi les lectures de Huysmans.
Sur le plan artistique, c’est Odilon Redon qui incarne le mieux cet attrait pour un ailleurs que Huysmans envisage comme « un fantastique de maladie et de délire. » Ses suites gravées chères à Huysmans (Hommage à Goya, Sur le Rêve, Edgar Poe) qui en fut l’élogieux commentateur traduisent, en effet, un imaginaire au symbolisme sombre qui semble le prolongement des cauchemars de Des Esseintes.
Expériences occultes
Cherchant une compensation « aux purulences d’une époque qui répugne »,
Huysmans s’est lancé à la recherche d’un savoir que, depuis la nuit des temps, les hommes ont essayé de se procurer par la sorcellerie, la magie noire, l’ésotérisme, l’astrologie, la voyance et autres sciences occultes.
Élévations
Après l’écriture d’À Rebours, Huysmans se trouve dans une impasse existentielle. L’écrivain Barbey d’Aurevilly affirme qu’il ne lui reste plus qu’à choisir « entre la bouche d’un pistolet et les pieds de la croix ». Ce sera la croix ; après Là-bas, consacré à l’occultisme, Huysmans se tourne vers la mystique chrétienne.
La Religion de l’art
Les oeuvres des peintres dits « primitifs » influencent la vie spirituelle de l’écrivain. Il s’incline devant Memling, le maître de Flémalle, Fra Angelico ou Van der Weyden, artistes profondément croyants des XVe et XVIe siècles.
Mais c’est la découverte de l’oeuvre de Matthias Grünewald, peintre rhénan de la même époque, qui constitue sa plus grande révélation, preuve pour Huysmans que l’esprit peut loger au plus intime de la matière
Informations pratiques
Musée d’Art moderne et contemporain (MAMCS)
1 place Hans-Jean-Arp, Strasbourg
Tél. : +33 (0)3 68 98 50 00
Horaires : tous les jours – sauf le lundi – de 10h00 à 18h00
Programme des visites et conférences, catalogue :
https://www.musees.strasbourg.eu/l-oeil-de-huysmans
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