Jusqu’ au 20 mai 2013 à la
Fondation de l’Hermitage de Lausanne
Depuis toujours, le thème de la fenêtre fascine les artistes. Avec l’exposition Fenêtres, de la Renaissance à nos jours. Dürer, Monet, Magritte…,
la Fondation de l’Hermitage (vidéo ici) propose de découvrir le rôle primordial tenu par ce motif dans l’iconographie occidentale, du XVe siècle à nos jours. Organisée en partenariat avec le Museo Cantonale d’Arte et le Museo d’Arte de Lugano, cette manifestation réunit plus de 150 oeuvres provenant de nombreuses institutions suisses et européennes, ainsi que de prestigieuses collections privées.
Indissociable des recherches sur la perspective menées à la Renaissance, la fenêtre n’a cessé d’être réinterprétée au gré des époques et des courants artistiques. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les peintres utilisent son cadre pour guider le regard vers des paysages rêvés, des vues réalistes ou, à l’inverse, pour faire pénétrer la lumière au plus profond des intérieurs. Par la suite, de nombreux artistes se servent de la fenêtre et de ses reflets pour brouiller la limite entre le dedans et le dehors. D’un simple élément de décor, la fenêtre devient peu à peu un sujet à part entière. Son ouverture, son cadre, sa lumière, ses carreaux parfois, permettent aux plasticiens d’explorer des voies nouvelles, dont certaines ont abouti à la découverte d’un art abstrait et dépouillé.
Ce parcours thématique à travers 500 ans d’histoire de l’art regroupe des artistes majeurs tels que Dürer, Dou, Constable, Monet, Hammershøi, Munch, Delaunay, de Chirico, Mondrian, Jawlensky, Matisse, Duchamp, Vallotton, Ernst, Bonnard, Vuillard, Klee, Delvaux, Magritte, Picasso, Balthus, Rothko, Scully et bien d’autres encore. Peintures, gravures, photographies et vidéos proposent un panorama complet de ce thème fascinant, qui transcende les styles et les époques. Dans sa première étape à Lugano, l’exposition se déployait sur les deux sites du Museo Cantonale d’Arte et du Museo d’Arte, et pouvait ainsi profiter de lieux permettant une traversée très vaste de la thématique, incluant des pièces et des installations de grandes dimensions. La réalisation de ce projet ambitieux a bénéficié du concours d’un nombre très important d’institutions publiques, de collectionneurs privés, de galeries et d’artistes qui, avec une grande générosité, ont consenti au prêt d’œuvres exceptionnelles et fondamentales pour la construction du propos de l’exposition.
Extrait du texte de Sylvie Wuhrmann, Directrice de la Fondation de l’Hermitage, Lausanne
Une fenêtre ouverte En 1435, le grand humaniste, architecte et ingénieur Leon Battista Alberti publie le De Pictura (De la peinture), ouvrage dans lequel il formule les principes théoriques de la nouvelle expression artistique qui se met en place à la Renaissance. Dans ce manuel à l’usage des peintres, il présente notamment les connaissances scientifiques qui leur sont nécessaires – la géométrie, l’optique –, et il traite de la lumière, des couleurs, et de la perspective. Abordant la question de la construction du tableau, il écrit dans un célèbre passage :
« Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire.»
Cette définition du tableau comme une « fenêtre ouverte » (Léonard de Vinci parlera lui d’une «paroi de verre») va connaître une fortune critique et théorique extraordinaire. Jusqu’au XXe siècle, les artistes la revisitent abondamment, parfois de manière ironique. La perspective – du latin perspicere, « voir au travers », science qui apprend à représenter des objets tridimensionnels sur une surface bidimensionnelle, de façon à donner l’illusion de profondeur – occupe une place centrale dans cet ouvrage. La méthode énoncée par Alberti met en jeu tout un système de points (de fuite ou de distance) et de lignes (parallèles, convergentes ou diagonales). Elle sera explicitée par la suite dans de nombreux traités, à l’aide de schémas. Certains théoriciens tel Albrecht Dürer conçoivent des dispositifs (viseurs, vitres, grilles) permettant d’obtenir une perspective approximative par des moyens mécaniques. L’omniprésence de la grille dans ces procédés de construction du tableau annonce de manière troublante l’importance que cette structure assumera dans les arts visuels au XXe siècle. Nature morte et fenêtre Les artistes ont toujours aimé associer la nature morte et la fenêtre. Dans l’Antiquité romaine déjà, de nombreuses peintures murales combinent fruits, mets ou ustensiles avec des ouvertures en trompe-l’oeil. Car la fenêtre joue un rôle prépondérant dans la nature morte, même si sa présence est souvent indirecte. Dans les natures mortes hollandaises du XVIIe siècle, la fenêtre ne s’ouvre pas sur le monde, mais elle le laisse entrer avec discrétion. On la devine par les rais de lumière qu’elle laisse filtrer, qui sculptent les volumes et cisèlent les formes. Elle apparaît aussi par le reflet de ses carreaux sur les surfaces, révélant l’habileté du peintre à créer l’illusion des matières. A la fenêtre A la fenêtre, l’individu est suspendu entre un intérieur familier et le monde extérieur. La vue qui s’offre à ses yeux peut être objet de méditation ou de désir. A moins que ce ne soit le lieu que l’on fuit pour se retirer dans les espaces rassurants de sa demeure et y trouver protection et réconfort. Sous l’impulsion du peintre allemand Caspar David Friedrich (1774-1840), le motif de la figure à la fenêtre devient très populaire à l’époque romantique. Absorbé dans sa vision, ce personnage (le plus souvent une femme) exerce un fort pouvoir d’identification sur le spectateur du tableau, d’autant que l’objet de sa contemplation lui est dérobé. Ces images qui juxtaposent un univers clos, familier, mesurable et un ailleurs lointain, indistinct et infini, sont parfois empreintes de nostalgie (Antoine Duclaux, La reine Hortense à Aix-les-Bains, 1813).
Et la fenêtre, qui marque le seuil vers cet ailleurs inatteignable, devient la métaphore d’une aspiration inassouvie, d’un destin inaccompli ; elle est une figure du désir. Les femmes à la fenêtre réapparaissent en force à la fin du XIXe siècle, notamment chez le peintre danois Wilhelm Hammershøi. Ci-dessous le détail de la réverbération de la fenêtre dans une Vanitas de Harmen STEENWIJCK
Intérieur / Extérieur
En architecture, les portes et les fenêtres, qui sont des ouvertures liées à des fonctions spécifiques, matérialisent la relation entre l’espace à l’intérieur d’un édifice et l’extérieur. Mais si elles sont insérées dans un tableau, elles se transforment en un seuil métaphorique de séparation entre deux mondes : le monde privé de l’intimité, et le monde public et social. Dans la peinture occidentale, depuis la construction de la perspective à la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, la relation entre ces deux espaces s’exprime dans des compositions où l’oeil passe des objets et des figures présents à l’intérieur du lieu, au paysage extérieur. Nouvelles perspectives La fenêtre est une présence récurrente sur le chemin des avant-gardes qui se succèdent dans l’histoire de l’art du XXe siècle. Confrontés à un monde qui est en train de changer radicalement, les artistes comprennent qu’il est nécessaire de transformer aussi la façon de le regarder. C’est sans doute parce qu’elle est indissolublement liée, au sens concret et métaphorique, à l’histoire de la culture visuelle, que la fenêtre permet d’expérimenter de nouveaux langages pouvant ouvrir de
« nouvelles perspectives ».
Décomposition du sujet et intersection des plans sont à la base du cubisme et du futurisme, deux mouvements qui exercent leur force perturbatrice sur la fenêtre, la dépouillant de sa fonction de seuil entre l’intérieur et l’extérieur, pour la fragmenter et la mêler au paysage.
Grilles
Le début du XXe siècle voit l’émergence des avant-gardes historiques comme le constructivisme, le cubisme, le futurisme ou le mouvement Dada, qui produisent les conditions fondamentales pour la naissance d’une nouvelle forme d’expression artistique : l’abstraction. Tandis que pour certains artistes, le monde vu depuis la fenêtre – et subdivisé en rectangles – offre l’occasion de créer des images abstraites à partir d’un module géométrique, d’autres se désintéressent plus ou moins radicalement du monde extérieur pour se concentrer exclusivement sur la composition et sur la construction de l’oeuvre, à commencer par sa surface. Dans les deux cas, c’est par l’utilisation de carrés, de rectangles, de champs colorés, de lignes parallèles et de diagonales qui se croisent pour former des grilles, que les artistes réorganisent l’espace de la composition, donnant naissance à des oeuvres où l’équilibre et la proportion dominent.
Cadrages
La photographie est une fenêtre, raison pour laquelle nous trouvons tant de fenêtres dans les photographies. La première image photographique parvenue jusqu’à nous est d’ailleurs prise depuis une fenêtre: en 1825 ou 1826, Nicéphore Niépce réalise depuis la fenêtre du dernier étage de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, un cliché de toits de maisons. Ce point de vue légèrement plongeant sera par la suite adopté et poussé dans ses derniers retranchements par les photographes des avant-gardes, pour subvertir les règles de la perspective. C’est justement l’objectivité particulière de la photographie qui a su indiquer – par exemple dans les vues vertigineuses depuis les fenêtres du Bauhaus de Feininger présentées ici – de nouvelles voies pour un espace qui ne serait plus construit conformément aux règles de la perspective.
Sujet / objet
La fenêtre est un élément et un lieu de la maison qui devient un sujet de recherche pour de nombreux artistes dès la période romantique. En tant que structure, avec ses divisions, ses battants et ses croisées, la fenêtre commence à devenir une métaphore privilégiée de la peinture. Elle est d’ailleurs souvent associée spatialement au miroir et au tableau. Des tableaux sur chevalet sont ainsi volontiers disposés près des fenêtres, ou même tournés de sorte que seul leur dos – l’objet tableau avec son châssis et non l’image peinte – est visible.
Au XXe siècle, l’approche de la fenêtre comme objet se développe, tout en se différenciant selon les différents mouvements artistiques et architecturaux qui marquent les avant-gardes. La transformation de la fenêtre, devenue objet spécifique de la peinture plutôt que simple sujet, trouve sa définition formelle dans l’oeuvre d’Ellsworth Kelly. La fenêtre fermée Véritable icône de l’art du XXe siècle, la Fresh Widow de Marcel Duchamp (1920/1964) interroge la tradition picturale occidentale, et la conception du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde», issue du théoricien de la Renaissance Leon Battista Alberti. Ici, la fenêtre s’affirme comme objet : n’ouvrant sur aucun paysage, sur aucun espace fictionnel, elle se donne à voir pour elle-même. Comme d’autres ready-made de Duchamp, cette oeuvre est une sorte de contrat entre l’artiste et le spectateur : sans l’attention légitime de ce dernier, l’oeuvre ne s’accomplit pas.
La fenêtre fermée n’est toutefois pas une invention moderne : on construisait déjà des fenêtres «aveugles» à la Renaissance, parce que l’on pensait qu’une fenêtre ouverte pouvait constituer un danger pour la stabilité du bâtiment. La fenêtre «aveugle» – autrement dit, non assujettie à une vision traversante – est depuis Duchamp une image récurrente de l’art moderne, que ce soit en tant qu’objet ou en tant que représentation peinte ou constituée de morceaux de fenêtre. Elle est le principal élément de nombreuses oeuvres du XXe siècle (elle joue par exemple un rôle clef chez Ellsworth Kelly) et même contemporaines (comme dans la proposition apparemment littérale d’Ugo Rondinone). D’autres artistes explorent les codes de représentation en travaillant sur des fenêtres bouchées par du papier d’emballage ou du badigeon blanc. Ainsi, dans ses grandes oeuvres abstraites, Bertrand Lavier s’inspire des vitrines des commerces en chantier, passées au blanc d’Espagne.
Ecrans
L’écran est la métaphore authentique, moderne et contemporaine, de la fenêtre. Toutefois, cette fenêtre n’est pas ouverte, elle n’est pas transparente, mais elle projette des images depuis d’autres lieux, d’autres mondes. Qu’il soit cinématographique ou de télévision, l’écran est aussi ce qui, en fin de compte, sépare le spectateur de la réalité. La définition du septième art comme «fenêtre sur le monde» est probablement la plus utilisée depuis sa naissance. La fenêtre apparaît ainsi comme une métaphore générale de l’image cinématographique et de son rapport avec la réalité qu’elle capture, découvre, révèle et organise.Mais elle est également le symbole du dispositif technique capturant la réalité (la lentille de la caméra, le viseur de l’objectif) et de ce qui la reproduit (la fenêtre de la salle de projection, l’écran sur lequel est projeté le film). La fenêtre trouve aujourd’hui sa métaphore la plus puissante dans Windows – un système d’exploitation qui, ce n’est pas un hasard, fait allusion à une fenêtre virtuelle – et dans Google, qui, en inversant le mouvement, ne regarde plus vers le monde, mais l’amène directement dans nos maisons et sur notre lieu de travail. De l’écran de cinéma ou de la télévision, on est passé au moniteur de l’ordinateur, du smartphone, de la tablette tactile, qui ne constitue plus le diaphragme symbolique entre l’individu et la réalité, mais une nouvelle fenêtre sans cesse connectée sur le monde.
Vues intérieures
Certains artistes majeurs du XXe siècle ont un rapport émotionnel très fort avec la fenêtre, ce qui transparaît dans la structure ou les titres de leurs oeuvres. C’est le cas de Rothko qui, lors d’un voyage en Italie en 1959, fut bouleversé par le vestibule de la Bibliothèque Laurentienne conçue par Michel-Ange à Florence : un espace sombre, bordé de fenêtres aveugles, prélude à la lumière de la salle de lecture. L’influence de ce voyage fut considérable : les tableaux, dans la production tardive de Rothko, sont comme des murs de couleur. La composition est souvent réduite à deux champs colorés et une division horizontale qui suggèrent une relation avec le paysage. Un cadre étroit souligne la perception de la peinture comme une «fenêtre» s’ouvrant sur une réalité inconnue, une vision intérieure. Le mur de la peinture comme objet de contemplation est égale- ment une caractéristique de l’écriture poétique de Cy Twombly. Chez cet artiste, le motif de la fenêtre devient un des signes élémentaires disposés sur le fond neutre de la toile, aux côtés des graffiti et des signes calligraphiques.
Commissariat : Marco Franciolli, Directeur, Museo Cantonale d’Arte e Museo d’Arte, Lugano; Giovanni Iovane, Professeur d’histoire de l’art contemporain, Accademia di Brera, Milano; Sylvie Wuhrmann, Directrice, Fondation de l’Hermitage, Lausanne
Catalogue : Reproduisant en couleur toutes les oeuvres exposées, le catalogue réunit des contributions de nombreux spécialistes (Victor Stoichita, Daniela Ferrari, Bruno Reichlin, Elio Grazioli, Alberto Pezzotta, Angelica Jawlensky, Angelica Affentranger-Kirchrath, Brenda Danilowitz et Nicholas Fox Weber).
CYCLE DE FILMS Cinéma à la fenêtre de mars à mai_ 2013 à la Cinémathèque suisse, Lausanne Renseignements et réservations au +41(0) 21 315 21 70_ ou sur www.cinematheque.ch En collaboration avec Cinemathèque suisse de Lausanne
Conférences à venir :
Jeudi 21 mars à 18h30
La fenêtre dans le cinéma
par Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse
Télévision la puce à l’oreille
texte et images courtoisie Fondation de l’Hermitage
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Merci Stéphanie pour votre commentaire et tant mieux si ce billet
peut vous servir.
Très bel article, très fourni, très intéressant. J’avais vu l’exposition à l’époque, et au fil d’une recherche sur la fenêtre en art et littérature, je tombe sur vous. Alors merci, je pense que votre texte va bien m’aider.
Merci pour votre passage ici. En effet le fil conducteur de cette exposition est très intéressant et nous rend attentif à ce qui semble un détail, mais participe de la composition et de l’ensemble d’une oeuvre.
J’aime bien ces photos. Je n’ai jamais remarqué que les portes et fenetres avaient une importance comme ça. Merci pour cet article intéressant.
le comble c’est que j’ai la photo de la toile en intégralité, mais qu’il y a tant de reflets surtout dans le détail que j’avais zoomé, que je pensais avoir oublié le cartel.
Bravo pour votre patience, pourtant j’ai regardé tout le catalogue.
merci à vous.
Merci pour votre passage sur mon blog.
Vous me posez une colle, j’ai fait un gros plan sur cette toile, sans noter le cartel, elle est à côté de la nature morte au Jambon de Claez, (dans la premère salle) qui elle était difficile à photographier à cause des reflets.
Je n’ai pas trouvé la référence dans le catalogue, ni dans la liste des oeuvres.
La meilleures solution est de visiter l’espo et de me faire part de mon oubli, merci d’avance.
En consultant le catalogue (p.185), j’ai trouvé l’auteur de cette Nature morte : il s’agit de Harmen STEENWIJCK, Vanitas c.1650, Museum De Lakenhal.
Pas encore allée à Lausanne !
Fenêtres ouvertes à Lausanne : on a vraiment envie d’y aller! Mais quel est l’auteur de la Nature morte que vous présentez ? D’avance merci de la précision