Edvard Munch, Elsa Glaser, 1913 – Oil on canvas, 120.5 x 85 cm Kunsthaus Zürich
De la défense de la modernité aux persécutions
Au Kunstmuseum Basel jusqu’au 12.2.2023
Commissaires : Anita Haldemann, Judith Rauser
Courte biographie
Historien de l’art, conservateur et critique, Curt Glaser (1879–1943) était une figure emblématique de la vie artistique berlinoise des années 1910 et 1920 qui faillit pourtant sombrer dans l’oubli après sa mort. Son destin est marqué par un profond engagement en faveur de l’art moderne et par les abîmes traversant le 20e siècle. Avec sa femme Elsa, il réunit une collection privée comprenant de remarquables oeuvres d’Edvard Munch, Henri Matisse et Max Beckmann. Persécuté par le régime nazi à cause de ses origines juives, il perd son poste de directeur à la Kunstbibliothek de Berlin et émigre en Suisse en 1933, puis aux États-Unis en 1941. En mai 1933, il vend aux enchères une grande partie de sa collection qui sera dispersée dans le monde entier.
La collection privée
Dans leur généreux appartement à Berlin, le couple vivait entouré de
meubles, d’oeuvres d’art et de livres choisis. Des maîtres anciens faisaient
autant partie de la collection que l’art d’Asie orientale, arabe ou africain.
La collection évolua en fonction des préférences du couple : des tableaux
de Vincent van Gogh, Franz Marc ou Henri Matisse furent revendus. Les
dessins et les gravures de l’époque moderne, en particulier de l’expressionnisme, constituaient la majorité de la collection. Ceux-ci étaient généralement conservés dans des albums. Les Glaser appréciaient tout particulièrement Edvard Munch et Max Beckmann.
Curt Glaser et Edvard Munch
En 1913, Curt et Elsa Glaser rendirent visite pour la première fois à Edvard
Munch en Norvège. En 1917, Glaser publia la première monographie allemande
sur l’artiste. Une longue amitié se tissa entre eux. Leurs lettres
contiennent de précieuses descriptions des circonstances changeantes
de la vie de Glaser.
La première grande exposition de Munch en Suisse eut lieu en 1922 au
Kunsthaus de Zurich grâce à l’intervention de Glaser. En 1935 Wilhelm
Wartmann, alors directeur du Kunsthaus, prit en charge sept tableaux, dont
cinq de Munch, après l’émigration de Glaser. L’oeuvre intitulée Musik auf
der Karl Johann Strasse, que Curt Glaser avait offert à la Nationalgalerie
de Berlin en mémoire de sa première épouse Elsa, arriva à Zurich en 1939.
Progressivement, Curt et Maria Glaser vendirent quatre toiles au Kunsthaus,
dont l’histoire est également étroitement liée à celle de Glaser.
L’émigration
En tant que directeur de la Kunstbibliothek au début des années 1930,
Curt Glaser était une figure incontournable de la vie culturelle berlinoise.
Pourtant, comme d’innombrables personnes d’origine juive, il fut exposé
à l’hostilité antisémite. Avec l’arrivée au pouvoir des Nazis début 1933, la
persécution systématique des juives et des juifs commença. L’existence
professionnelle de Glaser fut détruite par les nouvelles lois nazies : début
avril 1933, il fut « suspendu » de son poste et définitivement licencié en
septembre. Au printemps également, il dut abandonner son grand appartement
de la Prinz-Albrecht-Strasse. Le bâtiment fut dès lors utilisé
comme siège de la police secrète de sureté.
Franz Marc The Large Blue Horses, 1911 Oil on canvas, 104 x 180 cm
Courtesy of Walker Art Center, Minneapolis
En mai 1933, Glaser se sépara d’une grande partie de ses biens lors de
deux grande ventes aux enchères. Il épousa sa seconde femme Maria
Milch vers la fin du moi de mai. Le couple émigra en Suisse et put y
exporter 14 caisses de déménagement ainsi qu’une petite partie de la
collection. Ils vécurent huit ans au Tessin et par intermittence à Florence.
En 1935, leur fille Eva vit le jour. Plus tard elle fut placée au « Sonnenhof »,
un foyer pour enfants handicapés dirigé par des anthroposophes, à
Arlesheim, près de Bâle.
En 1941, Curt et Maria Glaser s’exilèrent à New York en passant par La
Havane. Sur le plan professionnel, Glaser ne put reprendre pied ni en
Suisse ni en Amérique. Eva mourut à Arlesheim début 1943 et Curt Glaser
en novembre la même année. Sa veuve Maria épousa Ernst (Ernest) Ash
et vécut à New York jusqu’à sa mort en 1981.
Maria and Curt Glaser,
Postcard from Curt Glaser to Edvard Munch, 6. November 1933
Munch museet Oslo
La dispersion de la collection
Les ventes aux enchères de mai 1933 chez Max Perl dispersèrent la vaste
collection de Curt et Elsa Glaser. Les propriétaires actuels ne sont connus
que pour une minorité d’oeuvres. Les 200 dessins et gravures achetées
aux enchères par le Kunstmuseum Basel pour le Kupferstichkabinett
constituent la plus grande collection en un seul lieu.
Henri Matisse
Reclining female nude, 1929
Chalk lithography, 26.7 x 37.8 cm
Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett © Succession H. Matisse / 2022
Selon les pays, les musées traitent différemment les oeuvres de la collection
Glaser. Les circonstances de la vente aux enchères ne sont pas
évaluées de manière uniforme. Les musées allemands reconnurent la
situation de persécution de Glaser. Ils restituèrent des oeuvres à la communauté
des héritiers et rachetèrent certaines d’entre elles.
Les oeuvres que Glaser conserva jusqu’à sa mort prirent un autre chemin.
Ainsi, les dessins qu’il avait emportés avec lui à New York furent légués
par Maria Glaser à la Morgan Library & Museum en 1981.
Acquisition
En 1933, le Kunstmuseum Basel a acquis 200 dessins et gravures ayant appartenu à Glaser pour le Kupferstichkabinett. En 2020, le musée parvient à un accord juste et équitable avec les héritiers de Glaser en faveur du maintien des oeuvres, ce qui est considéré à l’international comme une bonne pratique. Au sein de l’exposition, de somptueuses oeuvres réunies à nouveau pour la première fois jalonnent l’existence de Curt Glaser. Cette présentation s’attache à reproduire l’univers de cette fascinante collection et éclaire un chapitre méconnu de la modernité dans le Berlin des années Weimar en s’appuyant sur l’immense contribution de Glaser au monde artistique.
En les voyant, je me dis :
C’est donc lui qui a choisi, acquis, possédé toutes ces magnifiques oeuvres.
Glossaire
Art dégénéré
À l’époque du national-socialisme en Allemagne (1933–1945), l’art
« dégénéré » désignait tout art ne correspondant pas à la vision du monde des nazis. Cette appellation regroupait l’expressionnisme, le dadaïsme, la Nouvelle Objectivité, le surréalisme, le cubisme et le fauvisme. Les œuvres d’artistes juifs ainsi que celles abordant des thèmes liés au judaïsme ou à la politique étaient particulièrement ciblées. En 1937, ces œuvres d’art furent saisies dans les musées allemands – au total plus de 21 000 furent confisquées. Nombre de ces œuvres furent présentées au sein de l’exposition itinérante « Art dégénéré » en Allemagne.
Exploitation à l’international
La « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré » promulguée en 1938 permettait à l’État allemand de disposer des œuvres dites d’art « dégénéré » réquisitionnées en 1937. Elles furent inventoriées et triées. Quelque 780 peintures et sculptures ainsi que 3 500 travaux sur papier furent classés comme « exploitables à l’international », c’est-à-dire conformes à la vente à l’étranger contre des devises. En réalité, presque deux fois plus d’œuvres furent vendues. En 1939, 125 œuvres furent mises aux enchères par la maison de vente Theodor Fischer à Lucerne, tandis que les autres œuvres arrivèrent sur le marché international par l’intermédiaire de marchands d’art sélectionnés. Le reste des œuvres « inexploitables » fut en grande partie brûlé à Berlin le 20 mars 1939.
Recherche de provenance
La recherche de provenance muséale se consacre à l’histoire de l’origine d’œuvres d’art et de biens culturels. La spoliation d’œuvres d’art sous le régime national-socialiste représente un défi majeur pour la recherche de provenance. En 1998, lors d’une conférence à Washington, 44 États ont adopté onze principes – les Principes de Washington – permettant d’aider à résoudre des questions ouvertes en rapport avec des œuvres spoliées par les nazis. La Suisse compte parmi les pays signataires. Depuis lors, les musées publics sont priés d’examiner leurs collections. L’objectif est de combler les lacunes dans l’histoire de la provenance et de reconnaître des changements illicites de propriétaires. Si nécessaire, on procède à la restitution des œuvres concernées à leurs propriétaires légaux ou on parvient à une autre forme de « solution juste et équitable ».
Solution juste et équitable
Les Principes de Washington de 1998 mentionnés sous Recherche de provenance ont pour objectif de trouver des « solutions justes et équitables » aux demandes justifiées des propriétaires d’avant-guerre ou leurs héritiers sur l’art spolié du national-socialisme avec leurs possesseurs actuels. La recherche de solutions s’appuie sur un examen minutieux de chaque cas particulier. Dans la pratique, cela signifie qu’une restitution de l’objet d’art aux demandeurs ne constitue pas la seule réponse possible. Ainsi, l’institution peut rendre l’œuvre et l’acheter à nouveau ou verser une indemnisation financière aux demandeurs. Rendre hommage aux anciens propriétaires, à l’œuvre et à son histoire à travers des actions symboliques entre également en ligne de compte.
Art Spolié
À l’époque du national-socialisme, un grand nombre d’œuvres d’art appartenant à des particuliers ont été confisquées en Allemagne et dans les pays annexés et occupés. Il s’agissait d’œuvres appartenant à des femmes ou à des hommes juifs ou bien à des personnes persécutées pour d’autres raisons. Celles-ci furent contraintes à l’expropriation ou à la vente. La « spoliation » se déroulait sur la base d’une multitude de réglementations juridiques avec la participation de diverses administrations et institutions spécifiquement dédiées à la question. En 1945, cette pratique a été classée comme crime contre l’humanité.
Art en fuite
Contrairement à l’art spolié, « l’art en fuite » désigne des œuvres d’art que leurs propriétaires ont emporté et vendu dans un pays tiers sûr, à l’exemple de la Suisse, en raison des persécutions nazies. Contrairement au cas de l’art spolié, les propriétaires se voyaient proposer pour partie un prix conforme à celui du marché qu’ils pouvaient fixer librement. La cause de ces ventes restait cependant la même, à savoir la politique de persécution, d’expropriation et de spoliation du régime national-socialiste.
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