Autoportrait lunaire, 2020 (fusain, encres, pigments sur papier recyclé à bords frangés, 65x50cm)
Je laisse la parole à Luc Maechel© et son site racinesnomades.net
Simone Adou avait déjà exposé à l’hôtel de ville de Saint-Louis en 2002. Après le confinement – très studieux –, une visite de son atelier à l’initiative de l’attaché culturel Stéphane Valdenaire a convaincu l’équipe municipale enthousiasmée par son travail de l’inviter à nouveau.
L’accès est gratuit aux heures d’ouverture de la mairie jusqu’au 6 novembre.
Moi même j’avais fait un compte rendu en 2016, de son exposition au musée des Beaux Arts de Mulhouse
L’espace s’offre au visiteur avec les enveloppantes ellipses d’une chapelle baroque autour de la travée centrale où sept kakémonos – série Animale (2019-2020) – mènent vers l’Ancêtre fleuri (2015) qui, avec ses incrustations de feuilles d’or, se dresse dans le chœur tel un Pantocrator chamanique. L’artiste aime les séries, Âme animale en affiche trois : La famille des Ancêtres (œuvres d’inspiration chamanique de 2016), Les Diptyques (œuvres de confinement) et Les petits formats (œuvres de confinement et re-confinement). Les Bivouacs et surtout Passage, six pièces du printemps dernier, insufflent la chaleureuse respiration de leurs fonds cobalt et orangé à un ensemble assez souvent sombre (il y a l’anthracite du fusain, celui des pelages) qu’avivent cependant quelques discrètes ponctuations colorées.
L’artiste travaille presque exclusivement sur papier recyclé à bords frangés. Passage est emblématique de sa pratique : sur un fond d’encre et d’acrylique appliqué au rouleau ou avec un gros pinceau favorisant des surfaces lacunaires aux limites indécises et aléatoires, elle dessine ses créatures au pastel, au fusain, à la craie. Des outils dont la pulvérulence installe l’éphémère, le fragile mais lui permettent aussi cette précision immatérielle qui devient troublante quand elle joue de la paréidolie : le mufle des bœufs musqués devenant un visage. Naissent au fil de la réalisation ces créatures polymorphes, multiples, timidement hybridées ou ostensiblement recomposées (Cerfglier ou Tyrannosauradou). Elles sont souvent tapies, comme au bord du monde, apeurées derrière ces délicates efflorescences et déjà contaminées par cette végétation gracile qui, chassée des territoires bétonnés et goudronnés, s’approprie les marges, les interstices épargnés (provisoirement) par l’anthropocène. Ces racines astrales sont omniprésentes dans les figures des ancêtres et en accentuent l’envoûtante majesté.
Dans les kakémonos, elle joue sur l’équilibre précaire de bêtes massives aux pauses improbables – bœufs musqués, rhinocÉros… La matière picturale du fond – traînées, coulures… – remplace souvent les pattes imposant cette dansante suspension vers une possible assomption, à moins qu’un Yack équilibriste (2020) ne prenne une pose circassienne sur une chaise rouge (cf. affiche). Si les cadrages en raccourcis – très cinéma, récurrents dans son œuvre – sont moins marqués, le traitement des corps préserve l’influence expressionniste tempérée par une touche féminine avec ces visages animaux pétris d’humanité.
La commotion du confinement l’emporte vers Füssli [1] – le mouvement des corps – et confronte le visiteur à des vanités gagnées par l’urgence affolée de notre temps avec la projection de ces groins en forme de crâne. La sidération des Nightmare du peintre britannique d’origine suisse demeure, mais l’artiste sait être plus suggestive avec « ses grands yeux ouverts sur le lointain, sur d’imminentes et inéluctables catastrophes. […] les yeux je les fais comme ça, en creusant le bois, en créant une cavité, seul le vide peut supporter la vue du vide [2] » : des ovales de peinture blanche sur la cendre fuligineuse du fusain, comme piégés par l’infrarouge d’un photographe et saisis de sidération par la brutalité du confinement – stridentes et omniprésentes sirènes déchirant les rues désertes, vrombissements des hélicoptères vers le Mœnch [3]. Des yeux siphonnés par les écrans aussi ? Toujours la tension reste palpable avec la volonté de préserver l’âme – l’anima – face à la déraison avec l’abyssale crainte de la perdre. Des regards abasourdis que partagent même une paire de Roméo & Juliette (2020). Tel un effet Koulechov, la singularité du monde de Simone Adou habite les yeux vides transperçant ses créatures.
Ainsi sous ses doigts, s’incarnent des âmes errantes tétanisées ou dansantes : une avant-garde des derniers survivants réfugiés sur les hauteurs vosgiennes et croisés lors de ses nuits sous la pleine lune ?
Dans son catalogue de 2016 „Simone Adou en a-pesanteur”, elle écrivait :
Celui qui a trouvé va mourir,
celui qui cherche va naître
Avec ses craies, ses pinceaux, Simone Adou continue de chercher.
[1] Johann Heinrich Füssli ou Henry Fuseli, (7/02/1741, Zurich – 16/04/1825, Putney Hill), peintre et écrivain d’art suisse ayant vécu et travaillé en Angleterre.
[2] Claudio Magris, À l’aveugle (2009, p. 228)
[3] le Mœnchsberg, principal hôpital de Mulhouse
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