Chagall, Lissitzky, Malévitch. L'avant-garde russe à Vitebsk (1918-1922)

Jusqu’au 16 juillet 2018

L’exposition que consacre le Centre Pompidou à
l’avant-garde russe, de 1918 à 1922, prend pour cœur l’œuvre
de trois de ses figures emblématiques :

Chagall Au-dessus de la ville

Marc Chagall, El Lissitzky, Kasimir Malévitch.
Elle présente aussi les travaux d’enseignants et d’étudiants
de l’école de Vitebsk, créée en 1918 par Chagall :
Vera Ermolaeva, Nicolaï Souietine, Ilia Tchachnik,
ou encore Lazar Khidekel et David Yakerson.
À travers un ensemble inédit de deux cent cinquante œuvres
et documents, cette manifestation éclaire pour la première fois
les années post-révolutionnaires où, loin des métropoles russes,
l’histoire de l’art s’écrit à Vitebsk.
Commissaire : Mnam/Cci, Angela Lampe
Présentation par la commissaire d’exposition
Chagall, Lissitzky, Malévitch. L’avant-garde russe à
Vitebsk (1918-1922)
Marc Chagall Le peintre à la Lune

L’année 2018 marque le centième anniversaire de la nomination
de Marc Chagall au poste de commissaire des beaux-arts de
la ville de Vitebsk, située aujourd’hui en Biélorussie.
Cet événement, suivi de peu par l’ouverture de l’École populaire
d’art sous l’impulsion de l’artiste, ouvre une période fébrile
des activités artistiques en ce lieu. Parmi les artistes invités par
Chagall à enseigner dans son établissement figurent des
protagonistes majeurs de l’avant-garde russe, tels El Lissitzky
et Kasimir Malévitch, fondateur du suprématisme.
Maléwitch

Ce chapitre méconnu commence avec Marc Chagall.
Peintre vivant à Petrograd, cet ancien résident de la Ruche est
témoin de la révolution bolchevique qui bouleverse la Russie
au cours de l’année 1917. Le vote d’une loi abrogeant toute
discrimination nationale et religieuse lui confère pour la première
fois, à lui l’artiste juif, un statut de citoyen russe à part entière.
Chagall connaît alors une ivresse créative.
Chagall double portrait au verre de vin

Une série de chefs-d’œuvre monumentaux voit le jour. Chacun de
ces grands tableaux semble un hymne au bonheur du couple, comme
Double Portrait au verre de vin et Au-dessus de la ville montrant
les deux amoureux, Chagall et sa femme Bella, s’envolant vers les nuées,
libres comme l’air. Tout respire l’euphorie du moment.
Au fil des mois cependant, Chagall se sent dans l’obligation de venir
en aide aux jeunes Vitebskois en mal d’un enseignement artistique,
de soutenir ceux qui, comme lui, sont d’extraction modeste et d’origine
juive. Lui vient alors l’idée de créer dans sa ville une école d’art
révolutionnaire, ouverte à tous, sans restriction d’âge et gratuite.
Ce projet, qui inclut aussi la création d’un musée, incarne parfaitement
les valeurs bolcheviques ; il est validé en août 1918 par
Anatoli Lounatcharski,
chef du commissariat du peuple à l’instruction publique.
David Yakerson

Un mois plus tard, il nomme Chagall commissaire aux beaux-arts,
avec pour première mission d’organiser les festivités du premier anniversaire
de la révolution d’Octobre. Chagall invite tous les peintres de Vitebsk à
fabriquer des panneaux et des drapeaux à partir de dessins préparatoires,
dont un certain nombre ont survécu, notamment ceux de Chagall lui-même
et ceux du jeune David Yakerson.
David Yakerson

Dans son autobiographie, Chagall écrira plus tard :
« Par toute la ville, se balançaient mes bêtes multicolores, gonflées
de révolution. Les ouvriers s’avançaient en chantant l’Internationale.
À les voir sourire, j’étais certain qu’ils me comprenaient. Les chefs,
les communistes, semblaient moins satisfaits. Pourquoi la vache est-elle verte
et pourquoi le cheval s’envole-t-il dans le ciel, pourquoi?
Quel rapport avec Marx et Lénine ? »
Après les célébrations, le commissaire met toute son énergie
dans le développement de son école, qu’il veut ouverte
à tous les styles et avec un enseignement de haut niveau.
Il invite des artistes connus, vivant dans les métropoles
russes, tels Ivan Puni et Mstislav Dobuzhinsky, pilier du
groupe traditionnel Le Monde de l’art. Le 28 janvier 1919 a lieu
l’inauguration officielle de l’école. Chagall, admiré par ses élèves,
doit se démener pour assurer le bon fonctionnement de son
établissement. Tandis que les premiers professeurs quittent
déjà l’école, d’autres font leur arrivée comme Vera Ermolaeva,
future directrice, et surtout El Lissitzky qui prend en charge
les ateliers d’imprimerie, de graphisme et d’architecture.
Lissitzky

Il insiste auprès de son ami Chagall pour inviter le chef de file
des mouvements abstraits : Kasimir Malévitch.
Très vite après sa venue en novembre 1919, le charisme de ce
théoricien hors norme galvanise les jeunes élèves.
En peu de temps, ils forment ensemble avec des professeurs
adeptes du courant novateur un groupe baptisé Ounovis
(les affirmateurs du nouveau en art). Un de leurs mots d’ordre
est : « Vive le parti Ounovis, qui affirme les nouvelles formes
de l’utilitarisme du suprématisme »
.
Ounovis

Ce collectif conçoit alors affiches, magazines, banderoles,
enseignes et cartes d’alimentation ; le suprématisme infuse
dans toutes les sphères de la vie sociale. Ses membres mettent
en forme les fêtes et les œuvres scéniques, décorent les tramways,
ornent les façades, construisent les tribunes des orateurs.
Carrés, cercles et rectangles colorés envahissent les murs
et les rues de la cité. L’abstraction suprématiste devient le
nouveau paradigme esthétique non seulement à l’école,
mais du monde en général. Lissitzky, de par sa formation
d’architecte, y joue un rôle clé. Avec son ensemble extraordinaire
des Prouns (projets d’affirmation du nouveau en art),
il est le premier qui, dans ses toiles et dessins, étale le volume
architectural au plan pictural des suprématistes, le considérant
comme « les stations de liaison entre la peinture et l’architecture ».
El Lissitsky, Tribune de Lénine

Durant ses années à Vitebsk, Malévitch, quant à lui, se consacre
moins à la réalisation des peintures –
Maléwitch

une exception étant son magistral Suprématisme de l’esprit
qu’à la rédaction de ses principaux écrits théoriques et à son enseignement.
Méthodique et stimulant, celui-ci séduit toujours plus d’étudiants,
de sorte que Chagall s’en trouve de plus en plus isolé.
Son rêve de faire coexister dans son école un art révolutionnaire
indépendamment du style, principe fusionnel qui l’a guidé autant
dans la constitution de la collection de son musée que dans
l’organisation de la première exposition publique en décembre 1919,
où les toiles de Vassily Kandinsky et Mikhaïl Larionov côtoient
les œuvres abstraites d’Olga Rozanova, se brise au cours du
printemps 1920. Ses classes se vidant peu à peu de leurs étudiants,
Kandinsky

Chagall décide en juin de quitter Vitebsk pour s’installer à
Moscou. Il gardera rancœur à Malévitch qu’il accuse d’avoir intrigué
contre lui. Les œuvres qu’il réalise alors tel son Paysage cubiste
se lisent comme un règlement de comptes avec les suprématistes
sur un mode moqueur, voire ironique : au centre d’une composition
cubo-futuriste, sous un parapluie vert, un tout petit personnage
(Chagall lui-même ?), ultime survivant de son humanisme poétique,
marche devant le bâtiment blanc de l’école.
Chagall, Paysage Cubiste

Après le départ de Chagall, Malévitch et le collectif Ounovis,
seuls maîtres à bord, travaillent à
« l’édification d’un monde nouveau ». Des expositions collectives
sont organisées, à Vitebsk et dans les métropoles russes ; des comités
locaux sont instaurés à travers le pays, comme le groupe Ounovis
à Smolensk autour de Vladislav Strzeminski, et Katarzyna Kobro,
à Orenburg avec Ivan Koudriachov, et à Moscou où Gustav Klutsis
et Sergei Senkin sont rejoints par Lissitzky qui rallie à l’hiver 1920
le nouveau mouvement constructiviste. Avec la fin de la guerre civile
vers 1921/1922, le climat politique change : les autorités soviétiques,
cherchant à instaurer l’ordre qui leur est nécessaire dans la sphère
idéologique et sociale, amorcent une éviction des courants artistiques
qui ne servent pas directement les intérêts du parti bolchevique.
Maléwitch

En mai 1922, la première et dernière promotion sort de l’école
populaire d’art de Vitebsk. Durant l’été, avec plusieurs de ses
étudiants, Malévitch part à Petrograd pour y poursuivre ses
réflexions sur un suprématisme volumétrique en élaborant
les maquettes d’une architecture utopiste, intitulées
Architectones ainsi que des ustensiles en porcelaine.
L’école populaire d’art de Chagall s’est mue en un laboratoire
révolutionnaire pour repenser le monde.
Angela Lampe
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